Laboratoire
des
FRONDEURS

Début | Méthodes | Chronologies | Index | Autre

       

Analyses des évènements négatifs  |  Archives

 
     
Pratiques du négatif
Déterminer la réalité (Ariel Fatiman et Avgoustos Prolegomenon)
Detruire l'Etat (Ariel Fatiman)
L'action contre les faits - Programme
Alors où en sommes-nous avec le temps ?
Grands pillages
Liberté de pensée
Les conversations singulières
Notes 
Adresse à la jaunesse
La conversation de la révolution française
L'information dominante, parasite de la conversation
Statistiques des évènements 
2009-2010
2004-2008
1987-1993
Insurrections
L'insurrection haïtienne de 2004
L'insurrection au Manipur (2004)
Insurrection au Kirghizistan en 2005
Les insurrections de la Bolivie
L'insurrection de Quito (avril 2005)
Insurrection au Népal (2006)
Les insurgés de Mogadiscio (2006-2007)
Insurrection au Kirghizistan en 2010
Autres offensives majeures 
Honiara et Nukualofa en 2006 
2006-2007 au Bangladesh
L'offensive kenyane  (2007-2008)
2004
Aperçu de l'année 2004
Emeutes au Nigeria en 2004
L'Iran à fleur d'émeutes, en 2004
Avril 2004 en Iraq
Culture de l'émeute en Algérie
L'Amérique Latine en 2004
Sous-continent indien
Evènements courts et forts (2004)

 

 

 

 

 

 

 

Adresse à la jaunesse

Gil Motín et John Roadblock 

Chronologie provisoire du mouvement des Gilets Jaunes 2018-2019

 

 

Le 1er décembre 2018 à Paris vers 14 heures, une scène suffit à rendre compte de la nouveauté de la dispute en cours : un camion de police, débouchant depuis les jardins du Louvre sur la rue de Rivoli pleine de manifestants à dominante jaune, fait en panique et à toute vitesse un demi-tour sur route. La fuite de policiers blêmes face à des manifestants en colère, voilà qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Quand survient ce petit évènement, cela fait déjà une quinzaine de jours qu’un intense mouvement de coupures de routes, de blocages et d’émeutes a lieu un peu partout en France métropolitaine et à la Réunion. Ce jour-là, les gestionnaires de tout bord, du plus petit au plus grand, prennent conscience que quelque chose ne tourne plus rond en France. Ce sont des hoplites modernes revêtus d’un gilet jaune qui ont accompli cet exploit.

Parce que des émeutes d’une telle ampleur nous n’en avons jamais observées en France, parce que ce mouvement a déployé une inventivité remarquable dans ses pratiques négatives – coupures de routes, blocages, assemblées, pillages, émeutes, escraches, parodies grand-guignol – et met en échec un gouvernement, parce que la peur a changé de camp, parce « Macron, démission » résonne à nos oreilles comme une déclinaison du slogan « Le peuple veut la chute du régime », parce que trois samedi d’affilée l’émeute nous a entrainé dans des dérives animées et jouissives dans les rues de Paris, une fois n’est pas coutume, nous produisons à chaud un texte sur un évènement négatif non seulement en cours mais qui, au moment où nous écrivons, n’est pas une insurrection, en espérant que ces remarques intempestives servent à l’intelligence du mouvement.

Revenons tout d’abord sur les pratiques négatives du mouvement des gilets jaunes, et à défaut de situer ce mouvement historiquement, replaçons-en les pratiques dans l’histoire récente pour montrer sa richesse et sa singularité.

Des mouvements de coupures de routes, le laboratoire des frondeurs en a observé un grand nombre dans la décennie précédente. C’est en Amérique Latine que les coupures de route liées à l’insurrection sont apparues, menées par des piqueteros argentins en 2001, ou par les cocaleros boliviens et leurs alliés à partir de 2002. Mais pas seulement, en 2005 au Kirghizistan des coupeurs de routes ont bloqué tout le pays avant de converger vers la capitale où l’émeute a fait tomber le gouvernement. Chacun a développé sa pratique, du tapis de pierres couvrant des kilomètres de routes en Bolivie à la plantation de yourtes sur les routes au Kirghizistan. Dans les deux cas, en épuisant l’ennemi par une paralysie des échanges et des institutions parfois sur une longue durée, les coupures de routes, en ouvrant la voie à l’émeute, ont contribué à une offensive bien plus radicale.

Le mouvement de coupures de routes et de blocages qui s’est développé en France depuis mi-novembre n’a pour le moment pas les mêmes répercutions que ces illustres prédécesseurs. Pour autant, et bien qu’il s’en dise peu de chose dans l’information dominante (les forts ralentissements de la circulation des personnes et des marchandises sont globalement occultés), il fait preuve d’une grande inventivité dans ses pratiques : on tourne en rond à pied autour de ronds-points, on se déploie à la perpendiculaire sur des rocades périphériques, on brûle des péages d’autoroute, on pose des blocs de béton, on crée des barrages filtrants, on s’amuse avec des marionnettes...

En Bolivie encore et plus précisément à El Alto en 2005, une organisation existait autour des coupures de route qui prenait appui sur des assemblées. Lors du soulèvement de la ville de Oaxaca au Mexique en 2006, chaque barricade avait son assemblée. On sait qu’en France aussi, les coupures de routes sont à la base d’autres formes d’organisation et qu’il y a eu et qu’il y a encore des assemblées sur les ronds-points et les points de blocages. Et on ne peut que constater la formidable organisation que ces coupures et blocages ont su mettre en place pour se déployer, pour mobiliser des milliers de personnes, pour déplacer la dispute d’un terrain à un autre, pour durer tout simplement. Cette organisation prend de court tous les gauchistes dans leurs différents formats, du syndicalisme traditionnel qui s’est immédiatement désolidarisé du mouvement et a fait, comme à son habitude, de sa collaboration une monnaie d’échange avec le gouvernement, aux tenants d’un léninisme rénové gardiens du sacrosaint cortège de tête, rêvant de domestiquer l’émeute au service de la ligne du parti. Dans le mouvement des gilets jaunes, on est bien loin de ce fantasme carcéral de l’émeute organisée.

Dans tous les mouvements de coupures de route passés ayant conduit à une insurrection, l’émeute urbaine est venue approfondir le débat amorcé par les coupeurs de route, et le maintien des coupures de routes et des blocages pendant l’émeute a apporté un soutien à la révolte dans les villes. Et c’est aussi une nouveauté de ce mouvement en France que d’avoir ramené l’émeute au cœur des grandes villes, en lien avec un robuste mouvement de blocages et coupures de route. En convoquant des jours de rassemblements dans les centres urbains le samedi - en Egypte c’était les vendredis – comme autant d’ « actes » consacrant un développement de plus dans la dispute en cours, l’émeute a approfondi la dispute, creusé les lignes de démarcation, amené l’irréversible. L’émeute est apparue pour ce qu’elle est, dans sa radicalité, son intransigeance et son lot d’inconnu.

Mais pour saisir la dispute du moment en France, il faut surtout se situer dans la période qui est la nôtre, déterminée par les insurrections de 2011, en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen, en Syrie, et par leur reflux.

Car à la différence des cocaleros en Bolivie ou des piqueteros argentins, les coupures de route en France n’émanent pas d’une organisation hiérarchique déjà structurée antérieurement mais d’une coordination diffuse, non-hiérarchisée, se rassemblant derrière un mot d’ordre et un signe distinctif et de ralliement, le gilet jaune. L’émergence d’organisations non-hiérarchisées, refusant les représentants, rejetant les partis politiques et les syndicats, et s’installant dans l’espace public est aussi une caractéristique de tous les mouvements négatifs apparus durant les insurrections de 2011, que l’on pense par exemple à la Tunisie ou à l’Egypte. Ces choix stratégiques, qui se retrouvent quasiment à l’identique d’une insurrection à l’autre, visent à construire des espaces ouverts de débat et de réflexion sur les buts - c’est-à-dire une conversation singulière - en dehors de l’information dominante et des gestionnaires.

C’est donc une forme particulière de conversation, issue des assemblées et des disputes sur les ronds-points et les points de blocages, creusée dans les belles émeutes du samedi, qui s’est affirmée tout au long des mois de novembre et décembre 2018. La négativité s’est d’abord nourrie du rejet de la circulation automobile par ceux-là même qui revendiquaient de pouvoir rouler plus vite et moins cher. En dépassant le prétexte initial, la conversation singulière des gilets jaunes a progressivement dessiné une critique simultanée de l’organisation des institutions de l’Etat, du « dénonçons ! » de l’acte 2 au « Macron dégage ! » de l’acte 3, en passant par le « un RIC, sinon rien ! » de l’acte 5, et de la propagande organisée par l’information dominante sur les bienfaits des organisations étatiques. Le « Macron dégage ! » qui rythme les rassemblements depuis le mois de décembre et recouvre les panneaux de signalisation sur les ronds-points occupés, anime une critique profonde de l’Etat, des partis et de l’information et est le catalyseur de la recherche d’un but commun, au-delà de chaque individu, permettant de mobiliser dans le cours du débat la force d’une pensée collective.

Les argentins en avaient fait la preuve en 2001 et 2002 : la conversation singulière est à la fois un moyen et un but. Moyen d’exploration de la pensée, la conversation instaure un jeu : l’un énonce une idée, l’autre la contredit, la critique, l’approuve, la développe, ou la détourne au profit d’une autre. C’est un jeu où la pensée émerge depuis des points de vue multiples. Le mouvement des gilets jaunes réarticule à sa manière, coupures de routes, émeutes, et assemblées, il peut ainsi jouer avec la pensée et créer sa propre parole en dehors de l’Etat et de l’information. Il agglomère plusieurs modes d’action qui n’existaient pas en France auparavant et qui appartiennent à différentes périodes de la critique. Si certains modes d’action du mouvement des gilets jaunes renvoient à des pratiques d’avant 2011 – nous n’avons pas connaissance de mouvements de coupures de routes pendant les insurrections de 2011 – son rapport à la parole s’inscrit pleinement dans le style frontal, radical, direct, inventif, typique des soulèvements de 2011.

La force du mouvement des gilets jaunes est d’absorber ce qui l’excède, ce qui le dépasse, et de s’en trouver plus grand, plus vaste dans ses perspectives. C’est pourquoi ses mots d’ordres montent si vite en généralité, c’est pourquoi ses modes d’action se diversifient constamment, c’est pourquoi ses porte-parole autoproclamés se périment si rapidement. C’est pourquoi il n’y a pas d’affrontements, d’incendies ou de pillages qui soient « en marge » d’une action des gilets jaunes comme le dit la police politique. Ce n’est pas un mouvement de la négativité qui se développerait autour d’un mouvement classique organisé qui s’appellerait gilets jaunes, comme des émeutes pourraient se greffer sur des manifestations appelées par un syndicat. Non, il y a un mouvement à l’identité floue, dont les contours et les mots d’ordres évoluent constamment, qui agrège la négativité et développe sa critique contre ce gouvernement, et dont le seul signe distinctif est ce fameux gilet jaune, visible de loin. Le mouvement des gilets jaunes a instauré un jeu avec l’aliénation, où la parole est toujours dépassée par des actes négatifs, qui sont immédiatement pensés dans des conversations, qui eux-mêmes sont prolongées et dépassées par des actes négatifs. C’est la critique en actes qui prime sur le discours cherchant à encadrer la pensée et nourrit l’effusion de paroles dans les conversations. C’est pour cette raison que le mouvement des gilets jaunes est si difficile à saisir par la pensée, et pour l’information si difficile à contrer.    

  
Naissance d’une conversation : coupures de routes et assemblées de gilets jaunes


C’est à partir du 17 novembre et au plus haut du mouvement, près de 500 ronds-points, péages, carrefours étaient occupés en permanence toute la semaine par les gilets jaunes, avec 20 à 200 personnes présentes sur chaque site. Si on estime en moyenne qu’il y avait 40 personnes sur chaque coupure de route, cela représente 20 000 personnes mobilisées sur les ronds-points, péages et carrefours, discutant et décidant dans de petites assemblées de ce qu’ils allaient faire, de l’organisation du blocage à la critique du gouvernement. Les samedis, jusqu’à 3 000 points de blocages des routes et des autoroutes en France ont été comptabilisés, ce qui représente 140 000 personnes bloquant la circulation le week-end. Ce mouvement de coupures de routes et d’autoroutes, de barrages filtrants et d’occupation de ronds-points est un pouvoir spatialement distribué qui bloque les échanges marchands sur l’ensemble du territoire français. A cela s’ajoute une capacité de coordination entre barrages de route qui a émergé à l’échelle régionale, les barrages de route sont en lien entre eux, et aussi à l’échelle nationale, les assemblées sur les barrages de routes décidant des actions à mener via différents réseaux sociaux.

Un savoir-faire du blocage émerge : construire des barricades, utiliser le feu comme arme défensive pour bloquer la circulation, se défendre de la police ou se signaler à des kilomètres de distance. Sans qu’aucune organisation hiérarchique n’apparaisse, les gilets jaunes se dotent pourtant d’une organisation efficace : en dehors des assemblées sur les barrages, ils ont des lieux de discussion sur internet qui permettent d’échanger et de se fédérer pour des actions sur des objectifs communs. Le refus des délégués ou des porte-parole rend le mouvement insaisissable pour l’information et pour le gouvernement qui s’en plaint amèrement et réclame plus d’organisation, c’est à dire une organisation hiérarchique avec un chef en haut. C’est aussi une culture radicale qui émerge, avec ses chants rappelant les sans-culottes, ou repris de chants d’ultras, ses lestes insultes contre les journalistes et les gouvernants, ses formes baroques à l’ironie grinçante et carnavalesque : pendre le pantin du président à un lampadaire, ou mettre en scène sa décapitation sanguinolente avec force litres de sang d’animaux et le ridicule d’un Etat qui s’abaisse à poursuivre les responsables d’une mise en scène de carnaval. Un discours se construit loin des clichés gauche-droite et des discours politiques convenus et sans contenus, que les journalistes n’auront de cesse de combattre en tentant de le réduire à des clivages poussiéreux.

Des conversations sont nées sur les ronds-points et les points de blocages à partir d’une revendication simple. Sur chaque rond-point, chaque coupure de route, une conversation singulière s’est développée, qui finit par répondre à celle du rond-point voisin, pour s’amplifier à l’échelle de tout le pays. Mais peu à peu au fil des discussions menées lors des journées et des semaines de barrages, nourries par le mépris du gouvernement et des journalistes, les revendications se font de plus en plus générales, s’en prenant à l’Etat et à l’information. La conversation singulière qui s’y est développée a remis en cause la démocratie représentative et son bras armé, l’information. Ancrées dans la négation de la circulation et des échanges, les assemblées existantes sur chaque point de blocage ont développé une critique pratique du gouvernement basée sur leur expérience quotidienne de la misère de la survie. Pour les gilets jaunes, le fait de couper les routes est aussi un acte de négation de leur propre misère individuelle.

La conversation des gilets jaunes s’est fondée dans un refus assez net de la délégation, sans porte-parole ou tout au plus des « messagers » prudents et sans mandats, sans formalisme apparent, sans sélection de qui parle et qui se tait… et s’est approfondie dans un jugement sans appel et partagé du fonctionnement de la démocratie représentative, fondée sur l’autoritarisme des institutions et la répression policière dont l’arbitraire est tout puissant depuis que l’état d’urgence est devenu permanent. Un constat partagé émerge dans ce mouvement : les démocraties libérales sont devenues des pouvoirs autoritaires fondées sur le gouvernement de l’opinion par la propagande médiatique et sur le gouvernement des rues par la police. Le pouvoir est nu : sa tyrannie devient visible.

De l’Argentine à l’Egypte en passant par la Tunisie et l’Equateur, les gueux d’aujourd’hui savent qu’être représenté, c’est accepter d’être ventriloqué par les journalistes et les politiques ; d’être réduit à quelques mots et à quelques phrases, qui seront disséqués, amalgamés, calomniés pour être digérés dans les catégories d’analyse de l’information dominante qui organisent son raisonnement circulaire justifiant l’ordre existant : l’ordre est bon, c’est pour cela qu’il règne. Être représenté c’est abdiquer de sa parole, c’est être mû par d’autres, c’est être roulé (au propre comme au figuré) dans le torrent des articles et des affaires que déverse l’information ; c’est accepter d’être le dupe d’un manège bien rodé. Et c’est bien pourquoi l’information exige des représentants !

Les conversations entre gilets jaunes ont jour après jour pris de l’ampleur, critiquant tout ce qui rend la vie invivable, misérable et désignant les gestionnaires de cette misère. Les gilets jaunes revendiquent leur souveraineté et leur volonté de ne plus être représentés. « Macron Démission ! » revendique l’un des slogans principaux du mouvement. Des députés de la majorité se font escracher à leur domicile ou dans la rue ; il n’y a guère que sur les plateaux de télévision qu’ils sont en sécurité, et encore quand ils n’y sont pas violemment pris à partie par des gilets jaunes égarés. Mais – et c’est là peut-être que réside la nouveauté de ce mouvement négatif – la critique ne s’est pas arrêtée en si bon chemin, elle s’est étendue aux journalistes. Car l’information dominante est engagée dans une propagande sans frein pour le gouvernement et contre les gilets jaunes. Le monde, bfm tv, lci, radio France et France 2 pour ne citer que les meilleurs d’entre eux rivalisent de servilité en faveur le gouvernement et d’inventions calomnieuses contre les gilets jaunes. C’est par exemple, alors que la Réunion est en feu littéralement et que le nombre de coupures de routes n’a jamais été aussi important sur le territoire français, un journal comme Libération qui annonce dès le 17 novembre ce qui va devenir le mantra des journalistes « la mobilisation décroit ! » tout en présentant les gilets jaunes comme homophobes, d’extrême-droite et racistes… Il est vrai que dès les premières manifestations, les journalistes pris à partie ont bien vite compris que la poursuite de leur existence était attachée à celle du gouvernement. Aux yeux de tous, journalistes et gouvernants ne forment plus qu’un seul et même parti.

A partir du samedi 24 novembre, alors que les points de blocages se multiplient en France, des manifestants se rassemblent en nombre à Paris, et rencontrant une armada policière ils l’affrontent et dressent des barricades en feu sur les Champs-Elysées. Ces actes négatifs produisent une cristallisation et une accélération du débat. Les émeutes gagnent en intensité à Paris et se généralisent à d’autres villes les deux samedis suivants. Ces émeutes, nées de l’opinion qui s’est formée dans la conversation singulière sur les barrages, la prolongent et la dépassent. Une certaine continuité dans les modes d’action relie cependant les barrages de routes aux émeutes, on y retrouve des pratiques telles que la construction des barricades, l’usage du feu, et les attaques sur les journalistes. L’apparition des émeutes constitue une rupture profonde du mouvement avec l’ordre existant. Désormais à côté des revendications adressées au gouvernement, laissées sans réponse par des gouvernants incapables d’évaluer le danger, se développe une critique de ce gouvernement, de son existence, et de la démocratie représentative. L’émeute en tant que force historique transforme de part en part le débat.

Car depuis la vague d’insurrection de 2011, il est de notoriété publique, même chez ses opposants les plus farouches, que l’émeute constitue une forme de la critique pratique capable de faire tomber les gouvernements, de terrasser des Etats.

 

La fièvre des samedis jaunes : les émeutes comme prolongement des assemblées

 

Le surgissement massif de l’émeute en France est en soi une nouveauté. C’est aussi le signe d’une grande faiblesse de la pensée middle class, d’une fragilité de l’information dominante qui n’est plus capable de garder prise sur le troupeau et de conduire la conversation quotidienne : sa langue de bois lasse, tout comme ses affaires surgelées, ses starlettes trumpisées de pacotille et ses continuelles leçons de morale : homophobie, féminisme, antisémitisme, racisme, djihadisme ; même les électrochocs du terrorisme et de l’anti-terrorisme perdent de leur effet de sidération à force de répétition.

Dès le 17 novembre et pendant plus de quatre jours non-stop, c’est d’abord à la Réunion que tout commence. Car le mouvement des gilets jaunes y surgit armé de pied en cap, avec l’ensemble de ses pratiques : coupures de routes, incendies, pillages de magasins. L’information n’aura de cesse de faire disparaitre cet évènement fondateur en distinguant les bons gilets jaunes, négociant avec l’Etat, et les mauvais gilets jaunes, les jeunes, la « marmaille », qui la nuit sur les barrages affrontent la police, mettent le feu aux bâtiments et pillent commerces et supermarchés. Trente-cinq barrages et points de blocages à l’échelle de l’Ile, quatre jours d’émeutes et quatre nuits d’affrontements et de pillages ont raison d’un gouvernement qui, dès que le chaudron s’enflamme, commence à avoir chaud aux fesses. Après les émeutes du samedi, dimanche, lundi, mardi, le gouvernement, qui déclare le mardi l’état de siège dans la moitié des communes de l’île pour contrer ce qui ressemble à un soulèvement, se montre brusquement pressé de négocier et envoie une ministre les bras chargés de cadeaux : primes, avantages fiscaux, exonérations exceptionnelles ; c’est Noël avant l’heure. L’alliance entre coupeurs de routes et émeutiers, qui sont souvent les mêmes, anticipe un mode opératoire qui va se reproduire sur le reste du territoire métropolitain, quinze jours après. Mais les évènements de la Réunion seront peu visibles, car la Réunion c’est loin de la France métropolitaine et parce qu’à la Réunion l’information propageant les calomnies des leaders locaux a réussi à opposer gilets jaunes et émeutiers.

A partir du 24 novembre, dans les émeutes à Paris, à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, à Saint-Etienne… c’est le contenu d’une conversation singulière, tenace, franche, résonant d’un rond-point à l’autre qui conquiert les centres-villes. L’émeute est un précipité des conversations singulières qui se déploient sur l’ensemble du territoire français. Là où en dehors des centres villes, les blocages et les assemblées maintiennent une négativité tenace mais de faible intensité, les émeutiers des samedis inscrivent une puissante négativité dans la forme des villes : ils ciblent les lieux du pouvoir politique (préfectures, centres des impôts…), ils s’attaquent à la marchandise qui dégueule dans les principales avenues des centres-villes, ils pourchassent les journalistes qui peuplent les cités.

Etant la ville où réside le gouvernement, Paris occupe une place à part dans ce mouvement d’émeutes inédit en France. Les émeutes parisiennes du 1er et du 8 décembre sont le fruit de rencontres entre des gilets jaunes venus de toute la France, se retrouvant dans la capitale, et des parisiens unis contre un gouvernement, et usant du feu, de la barricade, du slogan et du pavé comme armes offensives. A l’inverse de ce que prétendent l’imaginaire complotiste de l’Etat avec sa dénonciation risible des « casseurs professionnels » œuvrant « en marge » des manifestations, ou son double inversé militant dont l’acmé fut l’idéologie dix-neuvièmiste de l’organisation pseudo-émeutière du cortège de tête en 2016, l’émeute n’est pas la réalisation d’une organisation préalable. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas d’organisations dans l’émeute. L’émeute est le surgissement d’une pensée en actes ; elle résulte d’une rencontre entre des individus ne se connaissant pas mais se découvrant des buts communs, construisant une offensive en l’imaginant, ou plutôt imaginant pratiquement une offensive à même les rues. La critique de l’émeute est joyeuse et totale, elle s’adresse aussi bien aux marchandises qu’à l’Etat et à l’information. La critique de l’émeute remonte du salariat et de l’individu à la marchandise qui modèle le consommateur, à l’information qui définit la pseudo-réalité du monde, à l’Etat qui fixe les règles du salariat et définit l’individu-citoyen. Ce sont les attaques sur les bâtiments d’Etat. C’est le pillage de magasins sur les grands boulevards à Paris, dans le quartier Saint-Cyprien à Toulouse, sur l’avenue Sainte-Catherine à Bordeaux, dans le centre-ville de Saint Etienne. Ce sont les attaques sur les journalistes des chaines d’information, présents aux abords de l’émeute. Partout, ce dont parlent les pillages de magasins et les attaques sur les journalistes, c’est du rapport de la conversation singulière à la conversation dominante ; du fait que la conversation singulière née sur les ronds-points et se déployant dans l’émeute est une négation de la propagande des journalistes, des gouvernants et des marchandises ; une négation de l’ordre existant.

C’est ainsi l’incroyable capacité des gilets jaunes à unir dans et par l’émeute des individus disparates dans une critique directe d’un gouvernement qui fait exploser les anciennes divisions de la pensée (gauche/droite, appartenance aux partis politiques, clivage entre une revendication syndicale ou politique...). L’émeute fait voler en éclats les divisions de la pensée instituées par l’information dominante et par les représentants politiques. Dans l’émeute, il n’y a plus que des émeutiers.

L’émeute consacre un ensemble de pratiques en rupture avec la bonne pensée middle class, troupeau bêlant les nouvelles de l’information dominante et pâturant goulument ses fils tweeters. C’est d’abord l’usage systématique du feu comme arme offensive qui surprend. Aussi bien sur les ronds-points que sur les barrages que dans les moments d’émotion collective, le feu donne forme et contenu à la révolte, il met en pratique une négation, il peut être utilisé de manière offensive ou défensive. Le feu témoigne d’une volonté rupture dans la forme et dans le fond contre le temps quotidien et d’avec les formes traditionnelles de contestation. Le feu reste présent dans les moments de faible comme de forte intensité. Comme une menace permanente contre l’ordre existant, il y a toute la journée des feux de palettes qui brûlent sur les ronds-points ; lors de certains barrages particulièrement tendus, des péages d’autoroutes sont incendiés ; pendant les affrontements, des barricades sont enflammées pour tenir les policiers à distance. Le 1er décembre, il y a eu de sources officielles 249 départs de feu, 6 immeubles et 112 véhicules incendiés à Paris. Ce goût du feu, cet usage systématique du feu est une relative nouveauté dans les révoltes récentes. A l’intérieur des villes, sur les rocades, en périphérie des villes, sur les péages, les barricades brûlent, des véhicules brûlent, et quelques bâtiments comme des boutiques, des banques ou même une préfecture brûlent ; des colonnes de fumée montent des centres-villes ou des rocades ; des camions de pompiers sont caillassés ; des fumigènes colorent intensément les affrontements.

Les lieux de l’émeute aussi se renouvellent. A l’image de tous les centres des grandes villes, Paris intra-muros n’avait pas connu d’émeutes depuis tant d’années qu’il n’en reste aucune trace dans la mémoire de la majorité des parisiens pour laquelle la résignation est un mode de vie revendiqué. Paris est magique, dit le slogan. Mais la plupart du temps Paris est une forge d’esclaves salariés (et auto-salariés), recroquevillés sur la gestion de leur ego et de leur quotidien, carapacés derrière des murs d’indifférence. C’est la ville où ont été testés et appliqués depuis 2015 tous les dispositifs de répression de l’état d’urgence qui ont été ensuite mis en place dans l’ensemble du pays. Paris est la ville du précariat où les individus sont toujours épuisés par leur travail, au bord du burn-out, et où la (ré)pression de la police, de l’information dominante, des réseaux de transport, des banques, des grandes entreprises sur l’existence quotidienne est maximale. Les derniers mouvements d’ampleur des parisiens, qui datent des stériles manifestations syndicales contre la loi Travail puis de l’assemblée de la place de la république au printemps 2016, se sont déroulés dans un périmètre restreint, cantonnés à l’est parisien, bien à distance des lieux de pouvoir localisés dans l’ouest parisien. Lors de ces contestations, les syndicats ont demandé et obtenu des autorisations pour faire défiler leurs insignifiants cortèges.

Se passant de déclaration préalable en préfecture, les gilets jaunes ont immédiatement déplacé le terrain de la contestation de l’est vers l’ouest de la capitale. Venus de toute la France, ils se rendent à Paris pour s’attaquer aux lieux du pouvoir, le palais présidentiel, les ministères, l’assemblée, mais aussi pour bouleverser à la belle vitrine internationale de Paris, les Champs-Elysées. Car qui résisterait à incendier une carte postale, à défaire le bel agencement de la plus grande avenue marchande de France ? C’est le même rapport à l’espace que sur les barrages qui est mis en œuvre : il s’agit toujours de stopper les flux et d’occuper un espace public, et aussi il est vrai de « tout péter » dixit l’un d’entre eux. La place de l’Etoile est le plus beau rond-point de Paris ; le palais de l’Elysée est au bout des Champs-Elysées : « Qu’ils viennent me chercher ! » avait-il tonné bravache. Qu’à cela ne tienne, « Manu on arrive ! » prévient le tag, les gilets jaunes manifestent sur les Champs-Elysées et descendent sur le palais de l’Elysée au slogan de « Macron démission ! ».

En venant dans la capitale, l’émeute prolonge une conversation singulière qui s’enracine sur des centaines de ronds-points, dans des centaines d’assemblées, les gilets jaunes mettent en cohérence leur propos et leurs actes. Après que le soulèvement de la Réunion du 17 au 21 novembre ait ouvert la voie, les barricades enflammées sur les Champs-Elysées, les nombreux affrontements donnent le la dans la capitale dès le 24 novembre au soir. Malgré un déploiement policier de plus en plus important au fur et à mesure des samedis, la belle émeute majeure du 1er décembre s’étend - puisque les Champs-Elysées sont inaccessibles - dans les avenues des beaux quartiers et les cortèges de manifestants se multiplient dans toute la ville avec un seul point de ralliement, l’Elysée : barricades enflammées et affrontements acharnés, incendies et saccages de magasins et de voitures, saccage de l’Arc de Triomphe, pillages. Ce jour-là la police, malgré 10 000 grenades jetées sur les manifestants, est mise en échec sur de nombreuses barricades, et perd le contrôle de la ville. Des grappes de gilets jaunes bloquent les rues en de multiples points, caillassent la police, les pillages se multiplient dans les plus riches quartiers de la capitale et l’humeur est excellente parmi les manifestants (et l’on peut y constater le soutien dont bénéficie le mouvement, et la détestation dont le gouvernement fait l’objet). Le 8 décembre, dans une ambiance joyeuse et étonnement détendue, l’émeute parisienne s’installe dans presque toute la ville avec des manifestations et des affrontements allant de République à Trocadéro en passant par la rue de Rivoli et la place de l’Etoile, mais ce sont surtout les pillages de magasins qui se multiplient sur les grands boulevards, lorsque que des pilleurs traversent comme une tornade Paris d’Ouest en Est, sur une bande allant de la gare Saint Lazare à République.

Le rapport du mouvement des gilets jaunes à Paris et plus encore aux parisiens est complexe, contradictoire. Le mouvement des gilets jaunes s’attaque à la centralité politique de Paris : centre de l’Etat, centre du flot médiatique. Ce mouvement n’est pas un mouvement parisien, les gilets sont assez faiblement implantés en région parisienne (à l’exception de la Seine et Marne). Ce que ce mouvement conteste, c’est la nouvelle alliance anti-démocratique qui s’est constituée entre un gouvernement autoritaire et l’information dominante. C’est la farce d’une démocratie parlementaire qui, de rejets en rejets, ne fait que reconduire les mêmes professionnels, sous de nouveaux habits, et la même politique néolibérale. C’est aussi l’existence de cette upper-class de dominants rassemblés dans le centre de Paris et choyés par le gouvernement actuel. Le mouvement des gilets jaunes est une spécificité française ; sa critique correspond à la forme actuelle de l’Etat français, centralisé, jacobin, et de ses institutions. Dans son rapport à la capitale qu’il considère comme un furoncle sur la face du pays, ce mouvement rappelle l’insurrection tunisienne de 2011, où la critique s’était essentiellement déroulée hors de la capitale avant de parvenir à Tunis.

Arrivés à Paris, les gilets jaunes découvrent le désert de conversation des parisiens, leur pauvreté d’existence et surtout leur passivité. D’où, malgré un soutien apparent, le faible ralliement de la population parisienne aux manifestations des gilets jaunes tout au long du mois de décembre. Ce n’est finalement qu’à l’occasion de la manifestation du 8 décembre sur le changement climatique que certains parisiens manifesteront dans un cortège qui cheminera dans l’est parisien, en parallèle aux affrontements se déroulant dans l’ouest de Paris, la jonction s’effectuant en fin de journée place de la République et relançant les pillages sur les Grands Boulevards.

Alors qu’en décembre les émeutes se généralisent à l’ensemble du territoire, l’émeute parisienne occulte par sa surmédiatisation les émeutes dans les autres villes. C’est la prépondérance donnée par l’information et les gouvernants à ce qui se passe dans la capitale, parce qu’elle est la capitale de l’Etat, mais aussi du fait de leur sensibilité décuplée à ce qui arrive dans leur environnement direct, qui crée la mise en scène médiatique maximale des émeutes parisiennes, qui commence le 24 novembre par les images de barricades enflammées sur les Champs-Elysées qui font le tour du monde. Pourtant, ce sont bien les émeutes simultanées dans tout l’hexagone qui constituent la nouveauté radicale de ce mouvement et font sa puissance. Qu’à Saint-Etienne les émeutiers pillent les magasins, brûlent la préfecture au Puy-En-Velay, érigent des barricades, affrontent la police et pillent quelques magasins au passage à Bordeaux ou à Toulouse, brûlent ou saccagent des péages d’autoroutes dans le sud à Avignon, Narbonne, Perpignan ; que dans la plupart des grandes villes, les gilets jaunes affrontent la police, saccagent quelques bâtiments et pillent des magasins. Voilà la grande nouveauté du mouvement, les belles émotions ont étendu leur empire sur les grandes villes et les villes moyennes de France. Dans chaque capitale régionale, on a vu débouler des quatre coins de la région, des gilets jaunes en colère prêts à en découdre. Le moment culminant de généralisation des émeutes, secondées par un demi-millier de coupures de routes, a été le 8 décembre. Malheureusement les émeutes n’ont pas réussi à donner naissance à de nouvelles organisations dans les villes telles que des assemblées ou des blocages, ou mieux des assemblées sur des points de blocage. L’émeute s’est arrêtée sur sa victoire d’un jour ; chacun est rentré chez soi en attendant la manifestation du samedi suivant laissant le champ libre à l’information et aux délires des gouvernants. Rythme étrange que celui de ce mouvement, qui ne convient décidément plus quand l’émeute survient et que le temps s’accélère. C’est que la surprise de l’émeute, la sidération devant l’inconnu qui a prévalu ont laissé au gouvernement paniqué le temps de rassembler ses esprits au moment où il était au bord du gouffre. Le mouvement a donc, pour la première fois, manqué de détermination, et alors qu’aucun gilet jaune présent à Paris ne condamnait la violence émeutière malgré l’insistance des journalistes à leur soutirer un témoignage, la débauche d’intimidations des journalistes, les menaces des gouvernants dénonçant les « casseurs professionnels », le chaos et appelant à l’ordre, et les images en boucle d’affrontements ont peu à peu installé un débat sur la violence à l’intérieur du mouvement des gilets jaunes. Il semble qu’alors qu’à Paris, les réactions aux destructions et aux pillages sont restées très modérées malgré leur ampleur exceptionnelle, une grande partie de la population parisienne se montrant plutôt satisfaite de la bonne leçon donnée à un gouvernement détesté, une distance s’est installée sur les ronds-points en réaction aux images des violences parisiennes tournant sur les chaines d’information en continu. Et quand la petite musique de la propagande journaleuse sur les casseurs s’est installée, on a fini par entendre dans la bouche de gilets jaunes à Paris, à Bordeaux, à Toulouse que des casseurs s’étaient mêlés aux gilets jaunes et étaient seuls responsables des saccages et des affrontements. Bons gilets jaunes, mauvais casseurs : voilà qui signifie que l’émeute n’est pas le fait des gilets jaunes mais d’éléments extérieurs ayant infiltré la manifestation (extrême-droite, extrême-gauche, jeunes des banlieues…). C’est par ces mensonges que l’information et les gouvernants ont pour un temps réussi à séparer l’émeute des coupures de routes, alors que l’émeute n’est que le prolongement et l’approfondissement du débat posé par les assemblées sur les points de blocages. 

 

La conversation jaune et ses ennemis : couper la tête de la gorgone !

 

Toute conversation singulière doit se défendre de deux adversaires historiques : l’information dominante et les représentants politiques. C’est le terrain du conflit. Le point de départ de la partie en cours c’est que l’information est prise à partie et le gouvernement retranché derrière sa police et ses journalistes.

Sur le terrain des émeutes, le 1er et le 8 décembre ont fait la preuve que le gouvernement n’a pas la capacité à se défendre partout en même temps. Cela est vrai à l’échelle nationale et à l’échelle des grandes villes. Sur l’ensemble du territoire, les émeutes ayant lieu le samedi ont montré que malgré le déploiement sans précédent de 90 000 policiers, les contingents locaux de police étaient insuffisants pour contenir des émeutes et les pillages ayant lieu simultanément dans les petites villes aussi bien que dans les grandes. A Paris, multiplier les cortèges venant des quatre coins de la ville s’est avéré être une tactique efficace pour contourner la répression et déborder la police. C’était déjà une tactique victorieuse au Caire le 25 janvier 2011. Par ses cibles, le mouvement des gilets jaune réinvente la géographie critique de Paris en obligeant l’Etat à maintenir des contingents fixes autour du palais de l’Elysée, des Champs-Elysées, de l‘assemblée nationale et des bâtiments ministériels, et bloquant ainsi tous les quartiers de l’ouest parisiens. On sait comment la dictature égyptienne a résolu cette question en projetant de déplacer l’administration de l’Etat dans une ville nouvelle à l’extérieur du Caire. Faut-il s’attendre en France à un renouveau pour Versailles ? 

Le mouvement des gilets jaunes révèle les transformations de l’Etat, en donnant à voir une démocratie sans démocrates et sans démos. C’est que, même du point de vue de nos ennemis, la démocratie libérale est morte ! Voilà donc l’Etat à nu, l’Etat à l’os. Il ne tient qu’à ses deux fondements : le pouvoir de répression physique avec lequel il gouverne les rues, et le pouvoir de propagande avec lequel il gouverne les esprits et les opinions, ou plutôt, tente de le faire.

Jamais la police n’est apparue aussi nettement comme le dernier et le seul rempart d’un gouvernement haï. Un pouvoir d’arrestation purement arbitraire s’est installé, laissé à la discrétion de chaque policier ; l’arbitraire d’Etat s’est doublé d’un arbitraire policier, engloutissant les libertés formelles des individus. 282 arrestations le 17 novembre, 130 le 24 novembre, 682 le 1er décembre pour culminer à 1 723 arrestations le 8 décembre. C’est inédit. Sans compter que pour ne prendre que ce jour-là, le 1er décembre la police a tiré 1 193 flash-ball, 1 040 grenades de désencerclement et 339 grenades GLI-F4, et 7 940 grenades lacrymogènes sur les manifestants ; soit un total de 10 000 grenades en une seule journée (soit autant qu’en une année). Le nombre de blessés pour les quatre samedis du 17 novembre au 8 décembre est de l’ordre de 750 dont certains très gravement. La justice n’est plus que la chambre d’enregistrement des mesures de répression d’un pouvoir aux abois ; à la télévision, la ministre prononce directement les condamnations sur la base des témoignages des policiers.

Jamais l’information dominante n’est apparue aussi nettement, en France du moins, pour un pur pouvoir de propagande au service des dominants, colportant rumeurs et calomnies en quantité contre les opposants, répétant le complotisme et la paranoïa d’un gouvernement délirant qui accuse par exemple, les manifestants de vouloir « tuer », agitant le spectre du « chaos », ou « des foules haineuses » (Thiers sort de ce corps !), discréditant un à un tous les gilets jaunes qui se présentent dans les médias pour y prendre la parole (ceux-ci oubliant le précepte : on ne parle pas sur le théâtre ennemi à moins d’y figurer en ennemi), devançant les prises de position d’un gouvernement paniqué en étudiant notamment la faisabilité de déployer l’armée dans les rues de Paris comme pour conjurer sa frayeur, voire dernièrement faisant témoigner ses propres journalistes pour fabriquer des accusations d’antisémitisme. C’est que la critique des gilets en s’attaquant aussi bien aux journalistes qu’aux représentants du parti au pouvoir a montré que le sort de l’information dominante est lié à celui du gouvernement. Que ce sont les deux faces, solidaires, d’un même régime d’oppression. En défendant les gouvernants et en calomniant les gilets jaunes, les journalistes se défendent eux-mêmes. Il n’y a plus ici d’invocation d’une prétendue neutralité de l’information. L’heure est à la mobilisation générale. Il y a le bien et le mal, il y a l’ordre républicain et le « chaos ». Il y a le parti des journalistes et des politiques, et celui des autres : ceux d’ultra-droite ou d’ultra-gauche, les racistes, les homophobes, les antisémites, les incultes, les irrationnels, les violents, les casseurs, les séditieux, les assassins. D’ici à ce que la police fasse directement alliance avec le journalisme par-dessus les gouvernants, il n’y a qu’un pas, qui sera la fin des démocraties libérales pourrissantes. 

Pour l’heure, les démocraties libérales glissent irréversiblement vers des formes autoritaires assumées. Le vernis démocratique et participatif s’écaille laissant voir l’arbitraire pur de la politique de la représentation qui n’a plus aucune raison dont se targuer, qui ne sait plus énoncer une seule justification n’appartenant pas au registre de la gestion technocratique. Les partis de la démocratie représentative se sont unifiés dans le parti unique de la gestion. Au Gouverner pour le peuple contre le peuple a succédé le Gouverner contre le peuple sans le peuple. Si bien qu’une figure du peuple séparée de l’Etat peut surgir à n’importe quel moment et contester à l’Etat la représentation du peuple. Puisque les gouvernants sont dans le déni du peuple, n’importe quel mouvement critique peut se prévaloir du peuple, le peuple n’existe que par la négation des gouvernants. Le peuple est la négation du déni du peuple. Il est donc tout à fait logique que les gilets jaunes réclamant la démission du président se présentent eux-mêmes comme le peuple. Puisque le gouvernement veut gouverner sans le peuple, le peuple réclame sa souveraineté.

Ainsi, le déni de la souveraineté du peuple au sein de l’Etat génère d’énormes contradictions. Car, comment se réclamer du peuple lorsqu’on gouverne contre lui ? Comment justifier le maintien de la fiction d’une représentation démocratique quand la parole des dits représentées se manifeste de manière autonome et avec un contenu radicalement différent de celle des dits représentants ?

La critique de la représentation est toujours la première critique que porte la conversation singulière. Le fait que quelques dizaines d’individus prétendent parler au nom de millions d’autres qui n’auraient qu’à se taire est devenu une chose haïssable, une hypocrisie intenable, une mystique mensongère. La conversation singulière qui se développe dans les assemblées sur les ronds-points, sur les péages, sur les barrages est une négation directe de cette confiscation de la parole, et cette négation vise à construire une pensée collective, à formuler des buts communs, en dehors de l’influence de la politique et de l’information, et contre eux.

La théorie de la représentation du peuple constitué en corps électoral n’est qu’une théorie de l’Etat dont la nécessité ne se pose que pour l’Etat, qu’en tant que justification du lien abstrait entre l’Etat et le peuple souverain. Aussi continuer à poser le débat en termes de représentation est un piège pour toute conversation singulière ; toute procédure de délégation par la représentation est une négation de la conversation singulière puisqu’elle scinde la conversation en une discussion séparée réservée aux représentants et aux journalistes, et en une discussion de commentateurs.

D’ailleurs, qu’y a-t-il de commun entre la démocratie et la conversation singulière ? Rien. La démocratie est une forme de gouvernement de l’Etat comme la tyrannie, l’oligarchie, la ploutocratie... Une conversation singulière est un moment spécifique du débat des humains que l’on appelle l’histoire. La conversation singulière est une hypothèse de travail pour qualifier une période historique, née au début du XXIe siècle, où les insurrections se caractérisent par l’émergence d’assemblées dans les espaces publics : rues, places, routes, ronds-points.

Malgré ces différences évidentes, l’organisation de la conversation singulière en une multitude d’assemblées locales a conduit à confondre la conversation singulière avec la démocratie. Même si, comme on le sait, dans les démocraties libérales contemporaines, l’assemblée ne subsiste qu’à titre de parlement croupion, puisque le pouvoir s’y incarne généralement dans un seul personnage charismatique, mis en scène par l’information dominante. Les assemblées, nationales ou locales, ne comptent pour rien dans les démocraties libérales. Ce qu’on appelle démocratie aujourd’hui consiste principalement à désigner par le vote un seul représentant et à lui laisser le loisir de gouverner l’Etat en se prévalant de l’aval de tous, pendant un certain nombre d’années. Et il n’y a aucune raison de réformer un édifice institutionnel ayant atteint un tel de degré de perfection dans l’asservissement de tous et la confiscation de la parole.

Il semble pourtant que l’on continue à confondre les assemblées de représentants dans les démocraties libérales et les assemblées de rues dans la conversation singulière, et même que l’on cherche à réformer les premières par les secondes. Ce à quoi il faut répondre. D’une part, que dans les assemblées de rues qui constituent une conversation singulière, le débat ne compte pas pour rien, il compte pour tout. Il est l’élaboration d’une pensée collective, l’exploration d’une pensée qui est une prise de position contre ce monde. D’autre part, que ces assemblées de rues n’existent pas comme organes de décision institués par un Etat, mais qu’elles existent par elle-même, comme une nécessité propre née de la critique pratique, de la rencontre d’individus s’opposant à un Etat et à ses gouvernants. Ces assemblées locales ne gouvernent pas, elles fabriquent des pensées, des idées sur le monde ou sur ce qu’est un peuple, par exemple, et cherchent à les réaliser. De ce point de vue, n’importe quelle assemblée locale, sur un rond-point par exemple, a une importance historique supérieure à n’importe quelle assemblée dite nationale. Les assemblées locales sont des armes que se forgent les insurgés dans la guerre du temps.

L’enjeu, c’est de garder la conversation singulière hors de la démocratie. Et le risque du référendum d’initiative citoyenne, même si on comprend bien l’intérêt d’un référendum révocatoire pour attaquer le mode délégataire de la démocratie parlementaire, c’est de replier la conversation singulière sur la question de la démocratie. La conversation singulière est le moment d’élaboration d’une pensée collective et de son exploration en dehors de l’information, c’est un outil pour approfondir un débat, elle n’a pas vocation à devenir une forme renouvelée de la démocratie, c’est-à-dire une forme renouvelée d’exercice d’un pouvoir politique, d’un gouvernement de l’Etat. La critique posée par la conversation singulière doit viser à maitriser son propre débat, en le développant hors de l’influence des journalistes et des représentants.

Les « Macron, Démission ! » et « Macron, Dégage ! » ont été les seuls slogans unitaires de ce mouvement. Criés dans tous les rassemblements, aux côtés de slogans plus lestes, d’insultes et de menaces, ils résonnent en référence directe bien qu’éloignée de quelques années au « Ben Ali, Dégage ! » tunisien de 2011. Car c’est bien au débat de la période historique ouverte par les insurrections de 2011 que se rattache le mouvement des gilets jaunes, par sa critique des gouvernants et de l’information, et dans son usage de l’émeute et de la conversation. Et c’est bien cela qui panique le gouvernement et l’information française. Le spectre des insurrections de 2011 hante les gouvernants. Ainsi quand le gouvernement français parle de « chaos » pour dénoncer l’émeute qui l’assaille. On se souvient qu’en 2011, tous les tyrans ont agité le spectre du « chaos » avant soit d’être chassés (Ben Ali, Moubarak, Kadafi), soit de plonger leur pays dans une guerre civile (Assad, Saleh).

Il a fallu près de trois semaines au gouvernement pour déployer un arsenal policier et mener une répression sans précédent. Il a aussi fallu près de trois semaines de tâtonnement aux journalistes d’habitude si prompts à installer la calomnie pour trouver un début de parade. D’un côté, une forme de ritualisation de la dispute du samedi a été mise en place, entre mise en scène de la répression à venir et de « la casse » passée, à grand renfort de caméras, d’interviews d’experts divers et variés et de montages dramatiques. Cela a eu pour effet principal d’affaiblir le lien entre assemblées et émeutes. De l’autre, une répression sans micros et sans caméras a été menée sur les ronds-points occupés, ayant abouti à leur expulsion dans de nombreux cas. 

Fin décembre, c’est comme si, après les émeutes du 1er et du 8 décembre et les petites concessions du gouvernement, les gilets jaunes avaient été effrayés par leur propre force et par l’étendue des possibilités qu’ouvraient les émeutes des grandes villes. Ces émeutes ont parfois été perçues comme des repoussoirs par les coupeurs de route, sous l’influence de l’information dominante dénonçant la violence et le chaos, alors que ce n’est que par les émeutes que ce mouvement a fait reculer le gouvernement. L’effet de la répression, inédite en France depuis 1968, que ce mouvement a subi en décembre, se fait aussi sentir : trois gilets jaunes morts sur des barrages renversés par des conducteurs hystérisés par les discours incendiaires du gouvernement qui minimise ces actes en parlant d’accidents, 1 407 manifestants blessés dont 46 grièvement parmi lesquels des personnes ont eu la main arrachée par des grenades, ont perdu un œil ou ont été défigurés par des tirs de balles de défense, 1 080 gardes à vue arbitraires (pour délit d’intention) pour la seule journée du 8 décembre à Paris et un total de 4 500 personnes interpellées.

Les cinq cents ronds-points occupés en France ont été dans leur majorité expulsés à la fin décembre. Seules certaines occupations subsistent ou se sont reformées après leur expulsion par la police du gouvernement. S’en prendre aux blocages et aux occupations de ronds-points, c’est pour le gouvernement s’attaquer aux assemblées qui sont les lieux de débat et de formulation des buts, de la pensée stratégique de ce mouvement. Les discussions quittant l’espace public de la route ou de la rue se déportent soit vers des lieux clos, soit vers des réseaux sociaux sur l’internet, et changent de forme, perdent en négativité et en visibilité.

Le mouvement est aussi de plus en plus enserré dans la toile d’araignée de l’information dominante qui cherche à le phagocyter, à le digérer. La télévision et les journaux mettent en scène des représentants du mouvement, qui ne viennent plus d’assemblées mais de réseaux sociaux où ils monologuent à un public captif. Leurs propositions cristallisent les discussions du mouvement parce qu’elles sont largement relayées par l’information. Cette dernière les érige en porte-parole du mouvement gilets jaunes, réduisant ainsi le mouvement à ces personnages, puis les intègre à ses mises en scène en construisant à coup de petites phrases des dialogues à distance avec les politiciens et les gouvernants. Pour autant, les gilets jaunes qui paraissent dans l’information défilent à un rythme effréné, limitant toute prise de pouvoir d’un leader sur le mouvement. Et la critique de l’information dominante dans le mouvement reste très vigoureuse. 

Fin décembre, en pleine trêve des confiseurs, l’air manque un peu dans la conversation singulière des gilets jaunes, ouvrant le champ aux récupérations traditionnelles et traditionnellement vouées à l’échec, de la classique « assemblée des assemblées » menée par des gauchistes gentils organisateurs, à la création d’un parti politique des gilets jaunes.

Mais il est trop tôt pour parler de défaite. Il se pourrait même que l’inverse se produise tant est grande l’inventivité du mouvement, sa capacité de circuler d’un terrain à l’autre, à réinventer la critique, et tant est insondable la bêtise des gouvernants qui n’ont toujours pas pris la mesure de leur adversaire, qui ont, depuis le début, quinze jours de retard sur le mouvement, et qui jouent la stratégie du pourrissement même quand les émeutes viennent taper à leur porte. 

La misère du ghetto occidental n’est désormais plus si partagée. Les lignes de démarcation se sont précisées et la peur, nouvelle, qui a envahi le regard de la clique qui anime ou occupe les débats de l’information dominante doit être la gazoline de nos conversations singulières. Ce mouvement a posé un débat qui concerne aujourd’hui toutes les démocraties libérales et l’horizon gestionnaire de la politique. Pour la première fois, bien après les insurrections de 2011, après l’ébauche de l’assemblée de la place de la République en mars 2016, une conversation singulière alliant assemblées et coupures de routes s’est prolongée dans un mouvement d’émeutes sans précédent, renouvelant radicalement les cibles et les formes de la critique pratique. 

Naagh en 2004 disait « la répression s’égare, les révoltes se dissipent en tournant en rond sur des champs de bataille sans trouver la sortie, alors que l’ennemi n’en trouve plus l’entrée. » On sait bien sûr depuis 2011 et les insurrections tunisienne, égyptienne, libyenne, yéménite ou syrienne, que cette période est close. La révolte des gilets jaunes, à sa mesure, le confirme.

 

(décembre 2018)