Laboratoire
des
FRONDEURS

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L’action contre les faits - Programme

 

 

Ici et maintenant commence l’histoire : tout le présent prime sur toute conception de l’histoire passée. L’histoire est le surgissement d’une nouveauté que personne n’attend. Cette nouveauté transforme de fond en comble la totalité, en venant heurter, combattre, nier la totalité précédente que les conservateurs de l’ancien temps tentent de faire passer pour éternelle. Cette dispute sur la totalité engage tous les individus ; qu’ils y participent ou non, leurs corps, leurs gestes et leurs idées en sont transformés.

L’émeute est l’étincelle qui déclenche parfois, quand abondent le carburant de l’aliénation et les cœurs hardis, les grands incendies des vastes steppes de la raison raisonnante où broutent les valets satisfaits. L’émeute est la plus petite molécule historique. Ici et maintenant, dans l’émeute, de la pensée cristallise sous la forme d’une émotion et précipite dans les actes négatifs de multiples individus. L’émeute est une prise de parole. Son éloquence ouvre la possibilité d’un débat sur le contenu de l’humanité.

Le débat de l’histoire est aujourd’hui entravé. Une force s’est installée entre la négativité pratique et l’histoire qui empêche le développement de la dispute et la tient en deçà du genre. Cette force, c’est l’information dominante qui médiatise la relation de l’individu au monde tel qu’il arrive en apparence, par la puissance de ses réseaux matériels, d’une corporation et d’équipements techniques individualisés. La substitution du monde par ce pseudo-monde composé de l’ensemble des évènements que l’information dominante relate, est sa plus grande conquête. L’information dominante a supplanté la marchandise et le trop fameux spectacle de Debord – simple concept apologétique d’une époque – dans la fabrication des débats et des formes de représentation qui enserrent les individus et organisent leur compréhension mutuelle. Elle impose désormais ses thèmes et son rythme au temps quotidien. Pour le dire autrement, la réification marchande, le discours des choses sur les choses et les humains, a été dépassée (et conservée) par le pseudo-monde de l’information. En première approximation, on pourrait dater ce basculement de la  révolution iranienne.

Bien plus que l’image, c’est l’imaginaire commun que fabrique constamment l’information dominante, qui conduit les humains. Or on sait depuis Boorstin que le pseudo-monde fabriqué par l’information est le tissage serré, et souvent indiscernable, de deux types d’évènements qui chacun à leur manière prouvent que les faits sont faits aux dépens du public. Le premier type est le pseudo-évènement. C’est par exemple la foule de petits récits fabriqués par l’information pour faire accéder une interview, une déclaration publique, des fuites, une conférence diplomatique, au rang d’évènement. Un pseudo évènement n’est pas spontané mais prévu, imaginé ou suscité ; il est conçu pour être diffusé ou reproduit ; il présente des relations équivoques entre les faits et la réalité qui les sous-tend, ce qui fait son intérêt et l’incertitude sur son interprétation ; il tend à être une prophétie autoréalisatrice. Dans le pseudo-évènement, il devient difficile de discerner le récit de l’évènement original : le compte-rendu de ce qui s’est dit se confond de plus en plus avec ce qu’on a communiqué à l’avance à son sujet. L’évènement en lui-même n’est rien de plus que le discours qui l’amène, et l’enjeu pour les journalistes est de lui trouver de nouveaux développements avant que le chewing-gum n’ait plus de goût. Le second type d’évènement correspond plus classiquement à l’observation de faits et à la relation d’actes qui sont arrivés quelque part dans le monde, dont l’information rend publique une interprétation a posteriori, interprétation qui s’avère être selon les cas une couche plus ou moins épaisse de falsification. Comment les pseudo-évènements occultent les évènements réels ? 1) ils sont plus dramatiques ; 2) fabriqués pour être diffusés ils frappent les esprits ; 3) on peut les répéter ce qui renforce l’effet recherché ; 4) conçus pour être compris sans efforts, ils sont rassurants ; 5) agréables, ils fournissent de bon sujets de conversation ; 6) ils s’engendrent les uns les autres selon une progression géométrique, et la dénonciation des pseudo-évènements nourrit les pseudo-évènements en créant des débats annexes, puis des débats annexes aux débats annexes… ce qui contribue à continuer à occulter les évènements réels. La multiplication des pseudo-évènements a jeté un voile d’incertitude sur notre rapport au monde.

Le projet de l’information dominante est d’observer le monde pour conserver l’existant ; autrement dit de conserver l’Etat et les marchandises, et bien évidemment l’information elle-même. C’est un projet paradoxal qui consiste à observer la nouveauté pour que rien ne change, à construire une fausse représentation de l’histoire en cours pour nier l’histoire. Le projet du laboratoire des frondeurs mobilise l’observation de la négativité dans le monde pour scruter la nouveauté dans l’époque et y saisir les ébauches d’un débat de l’humanité, ce malgré l’information dominante, mais aussi grâce à elle, au moins temporairement. En s’appuyant sur un outil de détournement massif de l’information dominante, notre projet consiste à faire la publicité des opinions des révoltés partout où ils s’attaquent à l’ordre du monde. Après dix ans d’activité, le laboratoire des frondeurs redéfinit ici le cadre de ses activités et opère certains déplacements.

 

1.

A l’encontre d’une histoire conçue comme une théorie des faits, l’histoire est d’abord une pratique, une activité, où des insurgés s’opposant à un ordre préexistant posent par leurs actes un débat. C’est un débat en actes, une action qui répond à des désirs et où se dessinent des esquisses de réalisation. Or, l’information qui n’arrive qu’après coup sur les lieux n’aborde l’évènement que par les faits, qui ne sont que les traces de l’action passée, des traces coupées du moment et du contexte de leur réalisation. Pour nous qui recherchons le débat de l’histoire, la distinction entre l’action et les faits est essentielle car elle bloque la compréhension de l’évènement et de l’histoire.

Dans Prolégomènes à l'historiosophie, August Von Cieszkowski distingue dans la présentation de sa théorie de l’histoire le fait et l’action proprement dite. Il pose tout d’abord que, bien que paraissant être des synonymes, le fait et l’action sont des déterminations hétérogènes qui appartiennent à des moments différents de l’évènement. Pour résumer son argument, l’action est la réalisation d’une pensée tandis que le fait est ce qui de l’action passée est constaté après coup.

L’action est pensée, projetée, exécutée, répond à une intention, joue des émotions, est tournée vers un but. Elle est déjà réfléchie et médiatisée par la conscience. L’action n’est pas extérieure à celui qui agit. L’action est le résultat d’une praxis consciente. L’action n’est pas ce à quoi nous devons rajouter de la conscience pour l’interpréter, mais ce qui intègre déjà les intentions, les projets et les désirs dans une pratique.

Le fait résulte de l’action. Il est une extériorité pour celui qui le constate. Quelque chose qui existe indépendamment de la volonté et de l’action, et sans l’intervention de la conscience. La conscience doit aller à lui pour le faire sien, et rechercher une essence intérieure dans cette existence extérieure. L’observateur n’a pas de connaissance immédiate d’un fait ; il en fait une théorie et lui donne un sens a posteriori.

Le terme d’évènement désigne habituellement l’ensemble des faits constatés en un lieu (ou plusieurs), une fois l’action accomplie. La conscience au lieu de prendre le pas sur les évènements vient alors succéder aux faits et fournir post festum une explication à l’évènement. Il en découle une théorie de l’histoire conçue comme un ensemble d’évènements successifs, où l’action s’efface devant les faits. Selon cette conception, l’histoire décrit les faits qui sont constatés et interprétés par la conscience. De ce point de vue, l’histoire n’est que ce qui est pensé dans une tête, fut-elle celle du philosophe. L’information dominante dans ses raccourcis, ses amalgames et ses catégories, continue d’adhérer pleinement à cette théorie de l’évènement, même si c’est sous une forme extrêmement dégradée et minimale. Dans cette conception communément admise de l’évènement, l’action est subordonnée aux faits. Or, en pratique c’est l’inverse qui est vrai, les faits sont subordonnés à l’action, ils en résultent.

Avant Feuerbach et Marx, Cieszkowski a été en 1838 le premier théoricien de ce renversement théorique qui met l’action au premier plan de l’histoire, et conçoit l’histoire comme une activité pratique où se réalise la pensée. Le moment de la réalisation de la pensée dans l’histoire n’est pas l’apparition du concept formulé dans la conscience du philosophe mais la réalisation de cette conscience hors de soi, dans l’effectivité du monde. C’est dans la pratique que la pensée consciente se traduit dans l’être. L’histoire devient alors précisément le projet de la réalisation pratique de l’humanité selon son concept. A partir de Cieszkowski, l’accomplissement de la pensée devient de part en part une activité pratique. En apportant un étage de plus à l’édifice de Hegel, celui de la pratique, Cieszkowski le renverse entièrement et fait de l’action le stade ultime de la détermination de la pensée, la synthèse de la théorie et de la pratique, la synthèse achevée de la pensée et de l’être. Ainsi, l’histoire doit être conçue non pas comme une théorie de la succession des évènements, mais comme un accomplissement pratique.

Cependant, aujourd’hui, l’inversion entre les faits et l’action se poursuit. L’interprétation habituelle des évènements commence par rechercher les faits à interpréter pour juger de l’action. Or se placer du côté des faits revient à imaginer que l’action est déjà terminée et donc qu’elle a échouée. C’est une maladie de l’époque, qui ne sait plus penser ce qui arrive comme un ici et maintenant, qui ne sait que se projeter au-delà en faisant comme si cela était déjà terminé, pour tout juger depuis ce point de vue inexistant (cela sans même concevoir que cet accomplissement s’il était entièrement réalisé changerait entièrement notre pensée, jusque dans ses conditions d’existence).

L’action du laboratoire des frondeurs a consisté à renverser la perspective : ne pas situer le jugement du point de vue d’un a posteriori, ou d’un recommencement imaginaire qui serait situé « après la fin », mais du point de vue de l’action. Pour cela, il faut retisser le point de vue des émeutiers dans l’action, être spéculatif pour retrouver les éléments d’intention, les buts, le débat, retracer la perspective, le projet, ce qui est là au cœur de l’action et ouvre des perspectives nouvelles. Trois voitures qui brûlent : ce n’est rien, un fait extrêmement limité. Mais mettre à jour les désirs, les émotions, les intentions qui ont eu pour résultat de brûler trois voitures : un monde s’ouvre. L’histoire est le mouvement où s’expérimente la fin de toutes les activités, de toutes les choses, de toutes les idées.

 

2.

N’étant pas directement impliqués dans les révoltes que nous décrivons, notre approche de l’évènement même si elle passe par une analyse méticuleuse des faits, ne s’y limite pas. Elle est complétée par une spéculation sur les désirs, les buts et les débats des insurgés engagés dans des actes négatifs. L’objet de cette spéculation est de dépasser une simple lecture a posteriori de l’évènement pour y retrouver la perspective enfouie, la piste d’une hypothèse à vérifier, l’ouverture occultée de ce qui reste à venir. Si l’histoire est d’abord le surgissement d’une nouveauté, il s’agit de saisir ce qui dans l’action est encore du domaine de l’inachevé et de l’inaccompli, ce qui tend au-delà de l’évènement et de sa clôture apparente vers une réalisation à venir. Aussi, la prétention à l’objectivité d’une interprétation qui s’en tiendrait aux faits disponibles via les observateurs, clamée par le troupeau bêlant des universitaires et des journaleux, serait d’une touchante innocence si elle n’était strictement réactionnaire. Invitation au débat sur la totalité se range aussi du côté de l'objectivité quand ils en appellent à une analyse des évènements comme simple composition générale (des faits, on suppose) ou reprochent aux téléologues leur intention de rechercher un fondement aux actes négatifs puis de l'affirmer et de le révéler. A l’opposé, l’attitude spéculative offre une méthode pour dégager le point de vue des insurgés des interprétations ennemies, en retraçant leurs débats et les outils pratiques qu’ils ont construits. La spéculation sur la portée historique d’un évènement vise à extraire des traces de l’évènement les hypothèses dont la vérification pratique reste à venir.

La vision de l’histoire comme action est en rupture complète avec l’idée d’une histoire linéaire des faits, d’une histoire conçue comme une succession d’évènements. C’est pourquoi, à la différence de l’Observatoire de Téléologie et de la Bibliothèque des Emeutes, nous n’avons pas recherché à reconstituer une vision panoptique de l’époque, à construire un grand récit de surplomb qui prétendrait rendre compte des mouvements de la totalité du point de vue de la totalité (alors que ce point de vue ne serait accessible qu’à la condition que la totalité soit déjà réalisée). Mais nous nous sommes concentrés sur ce qui dans certains évènements singuliers indique une critique pratique, un alliage inconnu d’idées et de pratiques qui esquisse des réalisations à venir. Ce sont les termes du débat en cours, les contenus à réaliser - indissociables des formes pratiques pour y parvenir - que nous recherchons dans les évènements. Les émotions qui ont traversé le corps des insurgés, le contenu des débats qui ont eu lieu pendant l’insurrection, le but poursuivi par les insurgés et qui se précise pendant l’insurrection sont constitutifs de l’histoire. L’histoire est pour nous un débat et un projet, un projet sur le genre humain et sa réalisation, un ensemble d’hypothèses à vérifier pratiquement.

Suivant en cela la Bibliothèque des Emeutes, notre pratique de l’histoire, celle de raconter et d’analyser des évènements et d’en faire la théorie, est d’abord une pratique de liaison, subordonnée à l’action et au négatif, entre des insurgés sur des terrains éloignés, entre des insurgés déjà défaits par leurs ennemis et des insurgés à venir. La théorie, qui est détestable pour tout le monde, n’a pas d’autre fonction que d’être une pratique de liaison entre l’action passée et l’action à venir. Aussi tout en refusant une position de surplomb stratégique, nous ne refusons pas l’élaboration de certaines conclusions stratégiques pour les insurgés dans la partie en cours.

 

3.

Dans l’histoire en cours, deux notions ont émergé de l’exploration des évènements négatifs dans le monde depuis 2004, et d’une confrontation aux théories antérieures : la détermination de la pensée et les conversations singulières. Ces notions ont pour origine notre propre observation des évènements négatifs et la critique des positions élaborées par Naagh et la téléologie ouverte.

L’impuissance qui découle de la conjonction de la fin de tout et de la notion d’assemblée générale du genre humain, nous l’avons dénoncée en rompant toute relation avec le groupe qui s’est ensuite appelé téléologie ouverte. Dans cette théorie en effet, l’assemblée générale du genre humain était présentée comme le moyen d’atteindre la fin de tout. Or une théorie qui mobilise le moyen absolu pour réaliser le but absolu ne peut être qu’une théorie de l’impuissance absolue. C’est-à-dire une théorie absolument séparée de toute pratique, où l’accomplissement de la fin est définitivement empêché par l’absolutisation des moyens, placés hors de portée. Une telle théorie ne pouvait être qu’une justification de la résignation.

La critique systématique de ce point de vue engagée depuis lors en nous appuyant sur nos observations a permis de dégager plusieurs notions. Par l’analyse de l’insurrection argentine et des assemblées de quartier de 2001, et des assemblées de rue surgies de l’insurrection de Quito en 2005, nous avons développé une critique de la notion d’assemblée générale du genre humain en nous focalisant sur le rapport de l’assemblée au négatif. En effet, cette notion, présentée dans Naagh, amalgame deux idées de l’assemblée : l’assemblée en tant qu’ensemble de tous les individus, et l’assemblée en tant que lieu du débat et de dispute sur les buts du genre humain. Puis ayant confondu les deux, elle donne la primauté au premier. Comme si le débat résultait du rassemblement. Comme si la totalité équivalait à l’ensemble. Comme si le débat sur la totalité émanait spontanément de la simple assemblée de tous. A l’inverse, nous avons fait primer le débat sur le rassemblement et posé le contenu du débat, la dispute, comme premier et considéré l’assemblée comme la résultante du débat engagé. Ce qui nous a amené à la découverte de la conversation singulière. La conversation singulière n’est pas une découverte de la théorie mais une découverte pratique issue de l’exploration de la pensée menée par les insurgés argentins dans les assemblées de quartier. La conversation singulière est une forme pratique que prend le débat des humains dans l’histoire.

À la question : « Pourquoi les gens en viennent brusquement à se parler dans les rues ? », la théorie de la conversation singulière répond : « Parce qu’ils ont brusquement beaucoup de chose à se dire ». Ce « brusquement » et ce « beaucoup » ne sont pas le fait d’une soudaine épidémie de bavardage, d’un bavardage sans but, mais résultent de l’apparition d’un bloc de finalité qui exige un débat. Ce « brusquement » est la trace du passage de la négativité pratique et son prolongement : c’est par exemple l’attaque du parlement et des parlementaires, c’est le pillage des marchandises dans le grand Buenos Aires en 2001. C’est la négation pratique de ceux (et de ce) qui ont confisqué le débat en polarisant la conversation quotidienne à leur profit, discutant sans relâche comme des bavards impénitents et payés pour l’être, devant un public réduit au rôle de commentateur. Quant à ce « beaucoup », il dit l’étendue de la richesse qui s’ouvre brusquement à la conversation, la richesse du débat du genre, où la conversation des individus se déploie librement, chemine et se ramifie en explorant le tissu des pensées qui nous font, en dehors des autoroutes balisées de la conversation quotidienne. La conversation singulière est la pratique passionnée de la richesse du genre dont les humains sont maintenus séparés par le colloque permanent de l’Etat, des marchandises, de la presse.

La conversation singulière tient son but et son origine de la brèche ouverte par la négativité de l’insurrection. Une idée est à l’origine de la conversation pratique, une idée qui pousse les individus à s’assembler pour débattre et qui oriente comme un aimant les conversations. La conversation singulière est une tentative de suppression et de dépassement de l’origine de la dispute, elle vise la réalisation d’une idée ou d’un contenu du genre. Mais la conversation singulière est d’abord une activité pratique, elle ne peut exister privée de ses moyens matériels, sinon comme parodie, conversation creuse et impuissante. Ses moyens sont les assemblées qui se réunissent sur les places, dans les rues, au milieu des carrefours. Elles instaurent une pratique de l’échange des pensées et de leur transformation dans l’échange ; elles mettent en mouvement des pensées en inversant régulièrement la relation entre celui qui parle et ceux qui écoutent. Les assemblées de rue sont pour la conversation singulière l’unité du but et du moyen. Elles sont le dépassement d’une négation simple de la communication dominante, une négation du silence des rues, une négation de la conversation quotidienne, et une tentative de réalisation des finalités des humains.

En utilisant le terme de conversation singulière, je ne veux pas signifier que les insurgés argentins auraient eu tort d’appeler leurs rassemblements réguliers des assemblées, bien au contraire. Mais je pose la question : les centaines d’assemblées qui existaient en janvier 2001 dans le grand Buenos Aires formaient-elle pour autant une assemblée ? Et si tel n’était pas le cas, quelle était la nature de ce mouvement historique de multiplication des lieux d’échange de paroles et de traduction croisée des pensées ? La réponse à ce mystère est que le mouvement des assemblées constitue non pas une assemblée mais une conversation singulière. Ainsi apparaît pleinement une activité centrale dans l’existence des humains, la conversation, dont on peut retrouver la trace dans toutes les révolutions modernes, et dont l’Etat, les marchandises et la presse répriment l’expression pour l’orienter à leur avantage. L’insurrection argentine fait surgir pour la première fois dans l’histoire un principe fondateur des relations entre les humains, la conversation, et le transforme visiblement en un débat historique sur la réalisation du genre. La conversation singulière est l’instauration d’une conversation sur le principe de la conversation, i.e. les relations entre les humains. La conversation singulière est l’instauration d’un débat sur l’objet de la conversation, le genre. C’est là tout le sens de la conversation singulière.

 

4.

Le second concept, la détermination de la pensée, décrit un moment spécifique du mouvement de la pensée vers sa réalisation, cette réalisation étant aussi sa fin. Déterminer de la pensée, c’est en rechercher le fondement et en débattre pratiquement. Fonder une pensée, la réaliser, c’est en finir avec sa possibilité, son hypothèse, en vérifiant pratiquement sa validité. Déterminer de la pensée, c’est surtout le seul sens possible du mot liberté pour les humains. La liberté pour l’homme n’est pas d’opiner ce qu’il veut quand il veut, mais c’est de déterminer librement de la pensée, de réaliser la libre détermination du genre humain.

La détermination de la pensée implique évidemment une critique de la religion, où le genre s’est autonomisé et éloigné dans une représentation totalisante et réifiée. Elle implique aussi une critique de l’information dominante qui, au nom d’une liberté d’expression réduite à la capacité de chaque journaliste de remplir la liberté à son gré et suivant son opinion, refuse à tous les autres la possibilité de déterminer la pensée, d’en débattre pratiquement et d’en poser le fondement. L’information en tyran dépositaire de l’invocation de la liberté de penser nie l’histoire comme mouvement pratique de détermination de la pensée.

La détermination de la pensée suppose enfin, une critique de la marchandise où le genre s’est éloigné dans une représentation parcellaire et dans un bavardage sans fin des choses sur les désirs des humains. Les grands pillages de Port-au-Prince en 2004, de Bichkek en 2005, d’Honiara et Nukualofa en 2006 ou d’Antananarivo en 2009 sont la critique massive et pratique de l’indétermination de la pensée qu’instaure la marchandise. Dans la marchandise, le possible n’existe que comme ensemble de promesses de réalisations faites aux individus et logées dans des choses. Dans l’acte marchand, rien n’est jamais réalisé. Dans la marchandise, l’individu reporte la réalisation de soi sur la possibilité d’une médiation par une chose. Il repousse ainsi la réalisation de soi, à plus tard, à une autre marchandise. La marchandise est une forme de procrastination généralisée. La marchandise est une médiation infinie et infiniment inachevée qui se développe et s’interpose entre l’individu et sa réalisation, entre l’individu et le genre, coupant l’individu de toute vérification pratique. Le pillage est le moment culminant de cette critique. Dans le grand pillage, tout un monde positif, le monde des marchandises, est attaqué et éclate en morceaux. Les émeutiers pulvérisent les marchandises, et détruisent l’interdit posé à la vérification pratique. Le grand pillage est le moment où le possible du genre rassemblé dans les marchandises, en tant qu’abstraction, est critiqué comme obstacle à la réalisation du genre. Ces choses marchandes, qui ont fait du débat des humains un débat de choses, sont désormais un obstacle au débat sur le genre. Les marchandises sont détruites car elles empêchent le mouvement pratique de la pensée à la recherche de son fondement. La négativité du grand pillage révèle la nature des marchandises : les marchandises sont l’éternisation et la fétichisation du possible dans le genre.

La détermination pratique de la pensée et les conversations singulières ouvrent sur deux sortes de conséquences pour l’aliénation qui restent à approfondir : l’aliénation en tant que jeu et exploration de la pensée dans les conversations singulières, la fin de l’aliénation dans la détermination de la pensée.

 

5.

C’est par l’action, et la négativité qui l’accompagne, que la pensée vient s’incarner dans l’être, qu’elle devient effective. Cette pensée en actes qui façonne le monde n’est perçue que sous la forme du fait dans l’information dominante. Or, cette effectivité qui est trouvée comme un fait (et n’est pas considérée produite comme un acte) ne peut s’accorder à la pensée sans que celle-ci ne s’aliène en lui. Il faut alors que la pensée consciente s’ajoute au fait inconscient, pour lui donner un sens. Ces « ajouts », par lesquels la conscience ramène les faits à elle, sont les catégories non-historiques à travers lesquelles l’information dominante présente le monde. Ils sont aussi ce qui occulte l’apparition de la pensée en actes dans le monde. C’est ainsi que l’information fabrique de l’ailleurs, en interprétant des faits, tandis qu’elle creuse un fossé infranchissable avec l’ici et maintenant de l’action (en ennemie de la révolte, l’information dominante fait proliférer l’ailleurs là où surgit l’ici et maintenant). L’histoire en cours, comme ensemble d’actes, se sépare ainsi de plus en plus de l’histoire rétrospective, comme théorie des faits, énoncée chaque jour par l’information dominante (et la nouveauté de l’évènement est masquée par son rattachement à des interprétations passées). C’est dans cette distance entre l’effectivité du monde et la conscience dogmatique du monde, que se développe la pensée aliénée. D’un côté, l’être poursuit son devenir, sans que son effectivité soit à son tour pensée ; de l’autre, la pensée s’aliène dans les faits, en utilisant des catégories d’interprétation obsolètes. C’est dans l’espace entre cette pensée pratique et cette pensée du fait, espace qui mériterait qu’on l’appelle monde, que se développe et s’épanouit l’aliénation.

La pensée en actes, qui n’est généralement pas constatée, produit, lorsque c’est le cas, une prolifération d’interprétations des faits qui tissent un monde fantasmagorique. Ainsi, l’expansion de l’aliénation résulte à la fois (et dans un même mouvement) de la multiplication des actes négatifs et de l’incessante activité d’interprétation des faits de l’information dominante. L’aliénation est à la fois, la richesse du monde, la pensée incarnée dans les actes, et ce pourquoi nous ne comprenons pas ce qui arrive, ce que nous faisons et ce que nous sommes. Dans la guerre du temps, l’aliénation n’est ni le mal qui nous possède et nous enserre, ni la source inépuisable de pensée qu’elle a pu paraitre, mais les deux simultanément. L’aliénation est le mouvement de la totalité où nous sommes tous pris, tant que nous ne sommes pas en mesure de poser, par le négatif, la totalité.

On pourrait, pour utiliser une métaphore commune, dire que la multiplication de pensées non constatées crée une bulle de pensée hors de soi, qui grandit d’autant plus que la négativité s’intensifie et que s’y greffent des théories sans relation avec l’action en cours. C’est pourquoi quand un débat s’installe, son champ d’expansion est énorme, car une large part de la critique est déjà là, à l’état latent, bien qu’elle ne se soit pas manifestée par la négativité. C’est pourquoi les gestionnaires qui sentent bien que ce monde leur échappe, et jusqu’à leur propre pensée, sont dans une recherche de maitrise et de contrôle. C’est pourquoi notre position face à l’aliénation n’est pas de rechercher la maitrise mais de jouer spéculativement avec le mouvement de la pensée pour la réaliser.

 

6.

Notre programme aujourd’hui n’a qu’un nom : 2011. C’est la négativité des insurgés du monde entier qui donne le tempo de l’histoire. Et non, décidément, la négativité n’est pas « passée de mode ». Au moment où en 2011 la conversation singulière advenait à la théorie longtemps après l’apparition de sa pratique, des conversations singulières se formaient sur la place Tahrir, sur l’avenue Bourguiba et sur la place de l’Université. Preuve éclatante que l’idée de la conversation singulière était déjà dans toutes les têtes. Une étincelle et le débat s’embrase, les gouvernements chutent les uns après les autres, les révoltés parlent haut et fort, et l’information brusquement à la remorque s’accroche aux débris de l’ordre ancien.

Mais 2011 est d’ores et déjà bien plus. C’est une charnière dans l’époque, un passage où nous sommes engagés, sans retour évidemment. Les insurrections successives et parallèles de l’Afrique du Nord à la péninsule arabique ont fini par éclairer la misère du ghetto occidental, où l’on se glorifie de mots vides, pourvu qu’ils soient répétés ad nauseam, où l’on se tient satisfait à l’ombre des bâtons de la morale, où l’insatisfaction se traite à coup de matraques ou d’emprisonnements bien réels.

2011 est le plus vaste mouvement d’insurrection que nous ayons pu observer : Tunisie, Egypte, Yémen, Libye, Syrie. 2011 semble aujourd’hui - en mars 2014 - une offensive enlisée sous la répression massive des militaires d’Etat, de l’information dominante et des gouvernants occidentaux, qui ont pour l’occasion bénéficié de l’appui bruyant des vieilles baudruches marxistes et gauchistes rhabillés en gardes-chiourmes. Reste à comprendre et à analyser ces insurrections de 2011, pour en tirer des conséquences pour la pratique et pour la pensée, et les limites, et pour aiguiser la portée des débats en affutant les perspectives entrevues. Ces conclusions inexistantes sont aujourd’hui essentielles car la guerre est ouverte, et n’est pas prête d’être refermée, malgré l’apparente victoire des insurgés libyens, malgré les cents cinquante milliers de morts en Syrie, malgré le coup d’état militaire en Egypte, malgré le vote d’une constitution dite démocratique et les mises en scène droitdelhommistes en Tunisie, malgré le départ de Saleh au Yémen, voire à cause du maintien des régimes de Bouteflika en Algérie, de celui de Hamad au Bahreïn, ou de celui de Mohammed VI au Maroc... La liste reste ouverte, par-delà les clôtures géographiques posées par l’information, qui restent sans effet comme on peut le voir en Ukraine.

Mais pour nous, 2011 se présente comme une montagne. C’est d’abord une montagne de dossiers d’évènements à analyser, constituée de milliers d’articles, de milliers de pages d’une ignoble littérature de dépêches d’agence de presse et d’articles de journaux, une littérature tissée de mensonges et de renseignements parcellaires, de spéculations stupides et malveillantes, et toute pétrie de l’idéalisme de la bonne conscience occidentale - tout de même un peu ébranlée dans ses certitudes par tant de négativité, de courage physique, d’opiniâtreté dans le combat et de finesse politique. Il faut une autre sorte de courage, et un cœur bien accroché, pour s’attaquer à une telle montagne d’immondices, et tenter d’en extraire le point de vue et les perspectives des insurgés.

Bien avant 2011, au moment où je cherchai encore dans la notion d’assemblée un fondement possible au débat, j’ai eu comme projet de réaliser une assemblée des insurrections et des révolutions, qui n’a jamais vu le jour par manque de participants. L’idée que je poursuivais alors était de construire un lieu de débat ouvert à la spéculation portant sur le sens des évènements, de tous les évènements, et leur portée historique. Aujourd’hui, l’interprétation et la mise en débat de 2011, un mouvement qui n’est pas achevé, fait partie du mouvement de 2011 et de la conversation singulière qu’instaurent les évènements de 2011 et parcourt le monde de Tunis à Kiev. L’interprétation de l’évènement singulier, d’une période insurrectionnelle par exemple, est partie prenante du débat mené dans une autre insurrection ; et tant qu’un certain nombre d’insurrections restent encore ouvertes comme en Syrie ou au Yémen, le débat est ouvert à de nouveaux développements. Notre méthode vise à nous fondre dans la conversation singulière de 2011, à en appliquer les principes dans nos interventions et dans nos déplacements pour ouvrir des débats et mener des disputes sur les évènements de 2011. L’expérience vise à construire avec d’autres une analyse de 2011, tout en traçant une nouvelle ligne de démarcation entre alliés et ennemis sur un terrain qui n’est pas le désert d’internet. Avis aux amateurs.


 
(Laboratoire des frondeurs, mai 2014, modifié en octobre 2014)