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L’insurrection haïtienne de février-mars 2004

 

 

La pointe aiguisée d’Haïti perce, à intervalles réguliers, le plafond de la conscience raisonnante. Une envie de se saisir de tout et de tout réaliser, le plaisir de dépasser les bornes et un goût prononcé pour l’exploration du monde par la critique pratique terrassent alors les mornes raisons qu’elles soient étatiques, économiques, ou en provenance de la presse démocratique. L’Etat, la démocratie des partis et de l’information, les marchandises, rien de cela ne prend racine en Haïti où les gueux comme orientés par une intuition de la totalité ne prêtent qu’un intérêt distrait et passager à ces fariboles. Lorsqu’ils se trouvent las de cette organisation de la misère et que le cœur leur en dit, ils pillent massivement et règlent leur compte avec les valets gestionnaires ; en Haïti cette activité porte un nom, le déchoucage. Comme les têtes de l’Hydre les raisons repoussent (leur rhétorique consiste alors dans des expéditions militaires menées par des Etats étrangers) mais les gueux d’Haïti ont un goût prononcé pour l’exploration du monde qui va au-delà de la table rase. L’Etat devient une chose bien étrange dans leurs expérimentations : une idée courte, bornée et dogmatique qui ne tient qu’aux murs blancs d’un palais présidentiel et à l’avis buté de quelques journalistes et d’une brochette de chefs d’Etat avant la grillade.

Observant les évènements de l’année 2004 en Haïti, le spectateur assidu de l’information dominante, sans accès à l’information radio haïtienne, aura pris connaissance d’un possible afflux de boat-people haïtiens sur les côtes de Floride, de l’exil du président Jean-Bertrand Aristide en février à la suite d’une intervention militaire, de l’arrivée de soldats sous mandat de l’ONU en mars, des protestations d’Aristide dénonçant un complot américain et français ensuite, et des destructions et des morts après le passage d’une tempête tropicale à Gonaïves en septembre. Rien n’est faux dans ce tas incohérent et hétéroclite de spéculations, de faits et d’opinions, il n’y manque que l’évènement majeur qui, outre qu’il détermine l’histoire récente d’Haïti, constitue la plus grande révolte connue dans le monde pour 2004 : l’insurrection haïtienne de février-mars 2004. Là dans le silence de l’information dominante, sous la calomnie des valets gestionnaires et face à la répression des armées coalisées s’est poursuivie la critique pratique de l’Etat, des marchandises et de l’information dominante, amorcée ailleurs. L’information occidentale commentant la révolte haïtienne n’aura usé qu’avec parcimonie de la falsification des faits négatifs, préférant occulter massivement l’évènement dans son entier tout en hypostasiant certains détails. L’insurrection haïtienne de février-mars est par conséquent largement méconnue alors que c’est la principale insurrection de 2004. Là où la mise en ordre de la société s’appuie avec autant d’évidence et de facilité sur l’ignorance collective, l’une des voies ouvertes à un nouvel assaut de la négativité passe possiblement par le récit des évènements négatifs [1].

L’insurrection haïtienne de 2004 creuse une béance profonde dans un Etat d’Haïti qui depuis la chute du régime de Duvalier en 1986 menace constamment de s’effondrer sous les assauts répétés des gueux. Les gouvernements s’y sont succédés à un rythme soutenu ; à la fréquence élevée des révoltes répond la rotation des valets gestionnaires de l’Etat qui manient alternativement les armes de la répression ou de la récupération puis s’en vont. En 2003, Haïti est un Etat disloqué où la corruption est généralisée notamment à cause du trafic de cocaïne, où l’armée est inexistante car dissoute depuis 1995, où la police est extrêmement faible et corrompue et où l’opposition politique des partis est discréditée. Un personnage, marxiste et ex-curé, cristallise les débats des pauvres modernes et divise l’information dominante, le président Jean-Bertrand Aristide. Qu’il ait fallu en 1991, aller chercher ce curé illuminé tout droit sorti des expérimentations de la théologie de la libération pour le mettre à la présidence afin de contenter les pauvres haïtiens, en dit long sur le désarroi des gestionnaires face à la révolte. Renversé après quelques semaines de gouvernement par une mutinerie de l’armée et de la police, une dictature militaire dirigée par le général Raoul Cédras le remplace et  reste au pouvoir jusqu’en 1994. Pendant trois ans, elle mène une répression systématique (trois à cinq mille morts) contre les gueux et les partisans d’Aristide. Que le gouvernement des Etats-Unis, suite à un afflux massif de boat people haïtiens en Floride, ait choisi en 1994 de remettre le curé gauchiste Aristide à la tête de l’Etat en déployant vingt mille soldats, voilà qui montre que la frayeur n’avait pas passé. Depuis, Jean-Bertrand Aristide s’est avéré être un bon cheval pour l’Occident : réélu en 2001, il est toujours président en Haïti au début de l’année 2003. Outre l’appui de l’Eglise, son pouvoir repose sur des organisations dites populaires, rattachées au parti lavalas (avalanche en créole), qui encadrent les quartiers. Face aux défaillances de sa police et sans armée nationale, le président Jean-Bertrand Aristide a armé certaines des organisations populaires et les a transformé en polices parallèles à son service. En 2003, les partis d’opposition organisés en coalitions (Convergence démocratique, Groupe des 184) qui contestent le résultat des élections de mai 2001 manifestent régulièrement et sont consciencieusement bastonné par des militants lavalas ; en dehors du soutien fanatique de l’information occidentale et d’une classe moyenne haïtienne embryonnaire, ils ne suscitent que le mépris général.

L’insurrection de février-mars 2004 est un mouvement de révolte à double détente. La première phase est une offensive contre l’Etat, partie de Gonaïves, où les insurgés attaquent les notables locaux et la police, là où elle se trouve, dans les commissariats, mais ne s’attaquent pas à l’Etat en son centre, dans la capitale. La deuxième est une attaque massive contre les marchandises, là où on les trouve, dans les magasins et dans les ports, à Cap-Haïtien et à Port-au-Prince, où les insurgés donnent libre cours à ce vaste plaisir qu’est le pillage. Le reste de l’évènement, beaucoup plus embrouillé, fourmille d’arrivistes gestionnaires de tous bords, d’informateurs moralistes et retords, de petits flics ONU avec un mandat international et d’organisations armées.

 

Gonaïves déjà : du 23 septembre 2003 au 4 février 2004

La ville de Gonaïves est le cœur de l’insurrection haïtienne de 2004. C’est la troisième ville du pays (après Cap-Haïtien et Port-au-Prince) ; là où s’est allumée la mèche des émeutes qui ont fait tomber le gouvernement de Jean-Claude Duvalier en 1986 ; là encore où entre 1991 et 1994, la résistance aux militaires qui avaient renversé le premier gouvernement d’Aristide a été la plus longue.

Le 23 septembre 2003, les habitants de Gonaïves manifestent par milliers contre l’impunité du gouvernement Aristide et affrontent la police haïe, pour protester contre l’assassinat d’un chef de gang, Amiot Métayer, sorte de Robin des bois local. Celui-ci dirigeait une “organisation populaire”, l’Armée Cannibale. Celle-ci après avoir été longtemps fidèle au parti lavalas avait changé de camp suite à l’emprisonnement de son chef en juillet 2002. Le 2 août 2002, des membres du gang avaient défoncé le mur de la prison de Gonaïves à l’aide d’un tracteur volé libérant leur chef et 150 détenus, déclenchant une émeute où la mairie et le tribunal avaient été brûlés par une foule joyeuse. Depuis cette date, ce gang en sédition ouverte contre l’Etat nommait les représentants de l’administration municipale et assurait la gestion du port de Gonaïves.

Le 1er octobre 2003, alors que la ville est toujours barricadée depuis le 23 septembre, les manifestants incendient trois édifices publics dont les bâtiments des douanes et de la police portuaire ; une personne est blessée par balles. Le lendemain, la police appuyée par des bateaux et un hélicoptère attaque le bidonville de Raboteau : 5 morts, 10 blessés, des maisons sont incendiées. Le surlendemain une foule en colère enterre le corps de Métayer au milieu d’une rue du quartier de Raboteau. Les manifestations, les affrontements et les raids policiers se poursuivent d’octobre à novembre traçant un mouvement de révolte de basse intensité, qui ne connaît pas d’extension significative, mais fait frémir d’un souffle long et régulier le négatif enfoui à Gonaïves. Fait significatif, à la fin du mois de novembre, l’Armée Cannibale change de nom et devient le Front de Résistance de l’Artibonite.

L’information occidentale traite avec mépris le soulèvement de Gonaïves : 1) Il ne concerne pas la capitale où l’opposition officielle, le Groupe des 184, met en place à partir de novembre 2003 un manège de grèves et de manifestations avec la bénédiction, scritch-scritch, des journaquereaux. Les étudiants de Port-au-Prince prennent, en décembre 2003, le relais des partis d’opposition en défilant tout le mois, affrontant régulièrement les partisans d’Aristide, qui les bastonnent avec ardeur. 2) Elle considère le soulèvement comme éminemment suspect au vu de l’absence de tout encadrement et de la présence d’un gang ayant précédemment agressé bon nombre d’opposants officiels.

Malgré la vigueur des affrontements entre les habitants, les membres du gang et les policiers, l’information dominante continuent d’occulter la révolte à Gonaïves pendant les mois de novembre et décembre ; elle préfère focaliser l’attention sur les défilés moutonniers des manifestants de l’opposition à Port-au-Prince, qui sont présentés comme d’innocentes victimes attaquées par de méchantes milices à la solde d’un régime tyrannique. Ainsi se poursuit tranquillement un pseudo-débat ancien dont l’Etat haïtien fait son fonds de commerce depuis trois ans, où en s’appuyant sur le dégoût suscité par les arrivistes de l’opposition le président Jean-Bertrand Aristide mobilise en sa faveur les habitants des bidonvilles de la capitale.

Au milieu de ce désert fabriqué par l’information occidentale, deux émeutes rappellent l’objet du débat. Le 17 décembre à Trou-du-Nord (Nord-Est), une manifestation à l’appel de l’opposition se régénère en attaque du commissariat avec incendie de la mairie et du tribunal à la clef. Le 1er janvier à Gros-Morne (Artibonite), c’est la fête gueuse haïtienne qui commence, avec un mois d’avance : le commissariat est saccagé par les manifestants qui ont mis les policiers en fuite, et un bus est incendié. Le même jour, lors d’une mutinerie au pénitencier national de Port-au-Prince, 130 prisonniers s’évadent.

En janvier 2004, un nouvel acteur apparaît issu d’une alliance de l’opposition, des étudiants et des ONG : la Plate-forme démocratique de la société civile et des partis d'opposition. Celle-ci poursuit la récupération en convoquant des grèves générales en alternance avec des manifestations. Tous les dimanches, les manifestants se rassemblent à la sortie de la messe sur les hauteurs de Pétion-Ville, et descendent sur le centre-ville, traversant les bidonvilles, sous protection policière. Alors que la révolte de septembre a donné le ton de toute la période, la situation à Gonaïves est reléguée dans l’arrière-plan par le cirque des manifestations encadrées. Et puisque leurs intentions semblent mal comprises, les gueux de Gonaïves vont en février 2004 préciser leur point de vue et le rendre incontournable.

 

Du 5 au 16 février 2004 : l’insurrection de Gonaïves

La belle journée du 5 février 2004 à Gonaïves débute par une énième marche anti-gouvernementale, organisée le matin par des étudiants. L’attaque du cortège à coups de feu par des partisans d'Aristide semble avoir provoqué l'émoi dans la ville. Cette première attaque est le prétexte d'un assaut beaucoup plus puissant lancé à la mi-journée sur le commissariat. Après deux heures de fusillade, des émeutiers et des membres du Front de Résistance de l’Artibonite lourdement armés mettent en déroute les policiers, qui quittent la ville en laissant armes et munitions, aussitôt pillées. Les assaillants prennent également la prison attenante et libèrent une centaine de prisonniers. Le commissariat est incendié ainsi que la prison. L'attaque fait 11 morts dont 5 policiers, et 20 blessés. Plusieurs dizaines de milliers d’habitants manifestent alors leur joie dans les rues de Gonaïves. La maison du délégué du gouvernement, partisan d'Aristide, est incendiée ainsi qu'une station-service et des magasins lui appartenant, soigneusement pillés au préalable. La fête bascule dans le renversement des valeurs : certains se baladent en ville déguisés avec des uniformes de policiers, la plupart des individus sont armés jusqu'aux dents. Il ne manque pas même de bouffons : Butteur Métayer (frère d’Amyot) se déclare chef de la police départementale de l'Artibonite, Winter Etienne se nomme préfet et Ti Will commissaire. Paradant à l'arrière de pick-up dans toute la ville, les membres du Front de Résistance de l'Artibonite vérifient, en les inversant, l'identité de rôles entre les gangs et la police, pour le moment seulement dans l'apparence, et leur arrivisme innocent, qui les voit désireux de s'installer en un lieu qu'ils viennent de détruire portés par la négativité des gueux, les rendrait presque sympathiques. Ils déclarent qu'ils vont libérer d'autres villes de l'Artibonite et combattre jusqu'à la chute d'Aristide.

Le Front de Résistance se vante d'avoir été armé par le gouvernement haïtien du temps où il le soutenait. L'information occidentale semble découvrir, à cette occasion, qu'Aristide a dans la plupart des villes du pays armé des gangs et que celui de Gonaïves a brusquement muté en un regroupement de gueux incontrôlables. Après cette première victoire, les accès à la ville de Gonaïves sont barricadés par les émeutiers. Et si l'offensive ne se poursuit pas le vendredi 6 février, c'est que les policiers de substitution du Front de Résistance patrouillent dans la ville pour « maintenir l'ordre », en empêchant le pillage du port notamment. Le 6 février est aussi marqué par une timide extension de la révolte à Trou-du-Nord où pendant la nuit, le commissariat passe à la trappe, attaqué et incendié tout comme des maisons de partisans d'Aristide.

Le samedi 7 février, l'insurrection s'étend à toute l'Artibonite. Elle commence alors à partager le pays en deux : quelques villes du Nord insurgées face à une moitié Sud entièrement contrôlé par l’Etat et les partisans lavalas. Le matin du 7, le gouvernement envoie cent cinquante policiers à Gonaïves pour reprendre le contrôle de la ville. C'est le deuxième échec cinglant de l’Etat : il y a entre 7 et 14 morts du côté des policiers, cinq voitures de police sont saisies puis brûlées. Pendant la fusillade entre les policiers et les membres du Front de Résistance, des milliers d'habitants manifestent dans une autre partie de la ville pour réclamer le départ du président. Dans l'élan de la fête qui s'aventure bien au delà des bornes de la morale middleclass, des policiers sont lynchés et leurs cadavres traînés à travers la ville sont carbonisés ou lapidés. Alors que son fidèle allié étatique est si vilainement traité, l’information dominante rend compte d’« atrocités » à propos d'une femme qui découpe des oreilles sur le cadavre d'un policier. C’est oublier un peu vite que cette dame avait sûrement de très bonnes raisons de prélever des oreilles sur un policier, mais pour cette sommité de vertus, le sentiment de répulsion provoqué par la description d'une pratique méconnue et singulière efface avantageusement une évaluation générale de l'événement. C'est qu'il faut isoler la révolte. Violente ; hou ce n’est pas bien ça ; et pas dé-mo-cra-ti-que ; même pas organisés en parti ces gueux ! Mais il est déjà trop tard pour qu’un tel récit atteigne son but.

Fuyant Gonaïves, les policiers en route vers Port-au-Prince sont attaqués à Saint-Marc, la deuxième ville de l'Artibonite, par une organisation d'opposition également armée. Les manifestants dressent des barricades dans la ville et incendient quelques voitures. Finalement, dans la soirée, les policiers de Saint-Marc profitant du passage des policiers de Gonaïves désertent le commissariat. Les prisonniers sont libérés. De joie les habitants incendient de nombreux bureaux publics dont les douanes qui sont pillées au préalable. Les notables de la ville sont agressés. Des centaines de gueux se livrent à un pillage massif des conteneurs du port en emportant des postes de télévision, des poutres d'acier et des matelas ; le pillage se poursuit jusqu’au lendemain. Comme à Gonaïves, des organisations de défense par quartiers sont créées à Saint-Marc. Craignant une nouvelle offensive de la police, les rues sont bloquées par des troncs d'arbres, des pneus enflammés et des carcasses de voitures. A Gonaïves, des tranchées ont été creusées aux entrées de la ville pour empêcher toute nouvelle attaque de la police, qui d’ailleurs ne se représentera plus de sitôt

Comme les bonnes nouvelles vont vite dans l'Artibonite, à Badou-Marchand on lynche 6 policiers dès le 7 février. Le même jour à Anse-Rouge, Ennery, Pont-Sondé, L'Estère, Gros-Morne, les habitants dont certains sont armés prennent les commissariats et les policiers prennent la fuite.

Le lendemain, deux villes à l'ouest de Port-au-Prince se soulèvent. A soixante kilomètres de la capitale, une manifestation anti-gouvernementale, à Grand Goâve, se régénère en incendie du commissariat. L’information dominante semble penser que les bornes de l’illégalité sont dépassées : « C’est un repris de justice (Néné) qui aurait pris la situation en main ». Les policiers s’enfuient abandonnant armes et uniformes. Des voitures sont incendiées ainsi que des bâtiments publics, les émeutiers barricadent les rues et coupent la route nationale. Des manifestations de l'opposition ont également lieu dans la ville voisine de Petit Goâve, les opposants à Aristide barrent les rues avec des pneus enflammés. Cependant, l’extension de la révolte au sud du pays ne se concrétise pas à cause de la résistance des militants lavalas et de la police.

Et à Port-au-Prince ? Jean-Bertrand Aristide se sent brusquement à l’étroit. Un vaste soulèvement, rapide et puissant, conteste l'Etat dans les provinces. Des gangs armés se sont retournés contre lui ; sa police réduite à cinq mille hommes lui fait défaut ; il n'a pas d'armée. Saint-Marc et Gonaïves soulevées bloquent toute liaison avec les principales villes du nord du pays, Cap-Haïtien et Fort Liberté ; les coupures de routes à Grand Goâve ferment l'accès à l'ouest de l'île. En outre, les encouragements que reçoit Aristide des pays étrangers sont mous voire tacitement hostiles.

Pourtant la situation est plus compliquée qu'il n'y paraît. Le président Aristide possède grâce aux organisations populaires, de solides appuis dans les bidonvilles de la capitale, notamment dans le plus grand, Cité Soleil. Les manifestations des partis d'opposition ou d’étudiants finissent régulièrement en bagarre avec les habitants des bas quartiers qui ne supportent pas que cette middleclass descende des hauteurs de Pétion-Ville pour asséner son moralisme démocratique creux et exercer son arrivisme de futur gestionnaire qui s'y voit déjà. Le discours populiste d'Aristide, grand pourfendeur de la bourgeoisie, défenseur des pauvres et prosélyte du déchoucage antiduvaliériste résonne encore dans la ville, même si l'homme n'est plus qu'un lointain fantôme remis au pouvoir par les Etats-Unis et appliquant à la lettre les réformes que lui propose sa tutelle. Le 7 février 2004, 10 000 pauvres modernes défilent à Port-au-Prince en soutien à Aristide pour l'anniversaire de son élection contestée de 2001. Dans la soirée, ses partisans posent des barricades enflammées pour bloquer les accès de la ville. La deuxième ville du pays, Cap-Haïtien, au nord, reste, dans un premier temps, également fidèle au gouvernement. Ces dernières années, les membres d'organisations populaires qui quadrillent les quartiers y ont pris l’habitude d’affronter à coups de pierres et de machettes les partisans de l'opposition. Le 7 et le 8 février, les supporters d'Aristide montent des barricades, craignant une attaque, et incendient le local d'une station de radio. Le 8, des maisons d'opposants ainsi qu’un magasin, un restaurant, un dancing sont saccagés et incendiés. Le 9, c'est un entrepôt de produits alimentaires qui est pillé et incendié. Le prétexte glisse, s'estompe, et la gueuserie de Cap-Haïtien commence à s’affirmer dans la négation de la misère marchande. Pendant ce temps, l'opposition officielle en Haïti, celle du Groupe des 184 qui n'en finit pas de se compter, annule une manifestation à Port-au-Prince au motif que la police n'a pas les moyens de les protéger. Au moment même où les gueux d'Artibonite incendient un par un les commissariats de la région, le prétexte ne manque pas de sel.

Le 8 février 2004, la vallée de l’Artibonite est libérée de toute police étatique. Plus d’une dizaine de postes de police ont été attaqués, incendiés ou désertés dans la nuit par les policiers. La révolte a gagné jusqu’aux petites villes de l’intérieur, où l’on ne reverra pas de policiers de sitôt. Cependant, la ville de Saint-Marc reste disputée entre une milice armée lavalas, Balai Rouzé, et des insurgés qui comptent aussi avec l’appui momentané d’une organisation armée, le Rassemblement des Militants Conséquents de Saint-Marc (Ramicosm) Ce groupe d’opposition s’est constitué en milice après avoir été trop bastonné par des milices lavalas. L’information dominante prompte à militer pour un rétablissement de l’ordre présente l’affrontement de Saint-Marc comme un conflit entre bandes rivales. Cependant, échaudés par les gueux qu’ils peinent à maîtriser, les militants du Ramicosm demandent « aux Saint-Marcois de mettre fin aux actes de pillage ». Le lendemain matin, la milice lavalas appuyée par la police et un hélicoptère prend la ville. Pour signifier la victoire, le premier ministre Yvon Neptune se rend sur place, mais une intense fusillade dans l’après-midi oblige la police à se retirer à l’entrée sud de la ville. Une deuxième offensive lui permet plus tard de reprendre le centre-ville. Le mercredi 11, les policiers appuyés par la milice lavalas font un raid sur le quartier de la Scierie, où résident des membres du Ramicosm. Huit maisons dont celle du secrétaire général de l’organisation, ainsi qu’une radio et une clinique sont incendiées. De 10 à 20 personnes sont tuées lors de cette expédition punitive qui sera ex-post gonflée en « massacre » ou encore mieux, en « génocide de la scierie » par la pourriture humanitaire. Le 10 février, la police a également repris Grand Goâve (Ouest) où des militants lavalas ont fait la chasse aux partisans de l’opposition et Dondon (Nord) après que le commissariat a été incendié la veille par les habitants.

Ainsi, l’insurrection est freinée par la contre-offensive des policiers et des milices lavalas. A Port-au-Prince, les gangs fidèles à Aristide étouffent toute velléité de rébellion en assassinant 6 prétendus partisans de l’opposition à Cité Soleil le dimanche 8 février. Cependant, en dépit des actions de la police et des militants lavalas, trois villes du nord basculent dans le soulèvement et pratiquent ce plaisir inédit qu’est l’incendie de commissariat : Saint-Raphaël, Plaisance et Limbé (Nord) se joignent à la fête et Cap-Haïtien n’est plus qu’à un jet de pierres.

Il faut ici faire une pause dans le récit. D’abord pour remarquer que ce débat de gueux est comme souvent, un sac de nœuds, brouillé à dessein, par habitude, par malveillance et par ignorance tout à la fois par l’information dominante. Ensuite, pour remarquer que ce moment est le cœur du mouvement négatif : l’insurrection a atteint un plateau. Du jeudi 12 au dimanche 15 février, la situation évolue peu. A Gonaïves, le Front de Résistance même s’il a démoli le 11, le commissariat, en conserve les prérogatives : « Munis d’armes de guerres, les rebelles du front sillonnent la ville jour et nuit pour tenter disent-ils, de rétablir l’ordre. Les vols, les scènes de pillages et autres actes de banditismes sont réprimés par les dirigeants du front qui tentent de faire fonctionner les tribunaux. » Un affrontement lors d’une manifestation anti-Aristide fait 3 morts à Gros-Morne (Artibonite), une autre à Jacmel (Sud-Est) est réprimée par des gaz lacrymogènes ; seule une attaque, attribuée à un groupe armé, sur le commissariat de Sainte-Suzanne (Nord-Est) met la police en fuite. Chaque parti consolide ses positions, et la partie sud de l’île ne se soulève pas après la répression du soulèvement de Grand Goâve.

A Port-au-Prince le dimanche 15 février, quelque cent cinquante membres de l’opposition tentent une sortie : « Nous ne serions que cinq, nous serions des héros », commente le petit chef des 184. La misérable manifestation finit en échauffourée avec des partisans d’Aristide qui les caillassent puis est dispersée par la police qui arrête quatre manifestants. Le petit chef des 184, comptons trente-quatre de moins, estime qu’il y avait des « infiltrés qui devaient jouer le rôle de provocateurs » ; au moins quatre donc. Butteur Métayer déclare à la presse qu’il s’alliera avec tous les groupes décidés à renverser le président Aristide, que les attaques sur les commissariats et les postes de police ne sont pas l’œuvre du Front de Résistance mais qu’il encourage ces activités et qu’il n’a pas de relation avec l’opposition partisane. Alors que les journaux américains et les humanitaires commencent à agiter bruyamment le spectre d’une arrivée massive d’Haïtiens sur les côtes de Floride, un grand classique depuis 1994, les Etats-Unis patinent : une intervention armée alors qu’Aristide est toujours au pouvoir serait un appui effectif à son gouvernement, qui est très impopulaire et que les Etats-Unis ne soutiennent officiellement plus depuis les protestations officielles de l’Organisation des Etats Américains (OEA) contre les élections de 2001. Mais les Etats-Unis ne peuvent pas, non plus, prendre parti pour des gueux armés qui crament des commissariats, lynchent des policiers et pillent des marchandises à tour de bras. Or « vu qu’il y a plusieurs groupes armés et qu’il n’existe pas d’armée nationale, il n’y a pas de garantie d’ordre public. Le gouvernement n’a pas la force de maintenir l’ordre efficacement face à une opposition qui n’a pas d’alternative claire », dixit le secrétaire de l’OEA. ; traduction : une intervention des superflics internationaux est nécessaire pour sauver l’Etat haïtien.

 

Du 17 au 22 février : le pillage de Cap Haïtien et la tentative de récupération militaire de l’insurrection

Se déroulant principalement dans le Nord du pays, la deuxième phase de l’insurrection marque à la fois l’amorce d’une récupération militaire de la révolte et une reprise de la critique des marchandises par le pillage. C’est également le moment où la rumeur, toute puissante dans un pays où le vaudou est un sport national, modifie nettement l’évaluation des évènements et des perspectives.

L’étau se resserre autour de Cap-Haïtien. Les combats reprennent à Dondon et le 14 février, les insurgés contrôlent la ville grâce à l’appui de mystérieux hommes armés. Une cinquantaine de maisons de partisans du parti lavalas sont incendiées par les habitants. Les routes reliant Trou du Nord à la frontière dominicaine sont bloquées par des insurgés. Venus de République dominicaine avec des armes dernier cri, vingt à cinquante mercenaires provenant de l’armée dissoute par le gouvernement d’Aristide en 1995 entrent en Haïti et prétendent aider les révoltés à renverser le président Aristide. Il n’y a que du beau monde dans ce rassemblement inattendu et incongru : un ex-chef de la police, Guy Philippe accusé d’avoir tenté un coup d’Etat contre Aristide en 2002, un duvaliériste de renom, Louis-Jodel Chamblain, qui a mené la répression sanglante contre les opposants politiques de 1992 à 1994. Que ces mercenaires jamais rebutés par la sale besogne proposent leurs services à une révolte, voilà une nouvelle extraordinaire. D’autant plus louche que la plupart ont des contacts avec les Etats-Unis ou avec la CIA. Il est probable que les Etats-Unis aient décidé d’accélérer en sous-main, la fin d’Aristide. Une alliance entre les ex-soldats et les membres du Front de Résistance se prépare à Gonaïves, sur le dos des insurgés comme en témoigne l’information dominante : « Le Front organise à présent des battues aux voleurs dénoncés par les habitants. Il y a des exécutions tous les jours. » Le 16 février, les ex-soldats surgissent à Hinche dans le Centre-Est au milieu d’une manifestation anti-Aristide ; stupeur des habitants de voir ces mercenaires en tenue militaire, puis liesse. Après deux heures d’affrontements armés, le commissariat central est pris. Le chef de la police ainsi que 2 policiers sont tués, les détenus libérés aux cris de « Vive Gonaïves », puis les insurgés incendient la maison du délégué départemental. Le mardi 17, le mercredi 18, les policiers abandonnent les commissariats de la région du Centre : Saint-Michel de l’Attalaye, Thomonde, Maïssade, Belladère, Savannette, Lascahobas, Mirebalais. Dans certaines villes, les ex-militaires font des entrées triomphales. A Gonaïves, les vieux ennemis d’avant-hier sont les alliés d’aujourd’hui. Bien que les militaires et l’Armée Cannibale se soient affrontés de 1991 à 1994, le Front de Résistance fusionne avec les ex-soldats pour former le Front pour la Libération et la Reconstruction Nationale. A sa tête Guy Philippe annonce le 19 février, son intention de marcher sur la capitale si le président Aristide ne démissionne pas, tout en priant la communauté internationale de démissionner ce président. Le même jour lors d’une cérémonie devant vingt mille personnes, le modeste khalife Butteur Métayer proclame l’Artibonite Etat indépendant et s’en désigne président, évidemment. Cette alliance dans une sédition ouverte contre le président d’Aristide marque une première récupération du négatif par des organisations armées. Dès lors, l’information dominante ne présente la révolte que dans la perspective des groupes armés et les gueux de Gonaïves, l’ancien cœur de l’insurrection, disparaissent peu à peu derrière les actions des militaires rebelles.

A Fort-Liberté le 19 février, les habitants pillent le commissariat abandonné par la police puis s’attaquent aux douanes et à l’administration portuaire qui sont mises à feu. Des rumeurs faisant état d’une attaque des ex-militaires provoquent des mouvements de panique à Cap-Haïtien, alimentées par les déclarations de Guy Philippe qui annonce un assaut imminent.

C’est une opération militaire des plus classiques qui en plein carnaval fait basculer Cap-Haïtien, le 22 février. Plusieurs dizaines d’hommes armés, jusqu’à cent cinquante selon les sources, entrent dans la ville, après avoir pris l’aéroport le matin. Après une intense fusillade, les policiers et les milices armées lavalas s’enfuient. Il n’y aurait rien à raconter si les gueux ne s’étaient pas saisi du prétexte pour se soulever. Les habitants de la deuxième ville du pays sortent en masse et mettent le feu au commissariat central et aux édifices publics. Un commando attaque la prison libérant 200 détenus puis incendie le bâtiment. Deux stations de radio sont saccagées par les manifestants aux cris d’« Aristide, fous le camp ». Les ex-militaires, accueillis favorablement par une partie de la population, organisent une parade dans les rues, et se retirent à la périphérie, incapables d’arrêter les pillages. Le lundi 23 février, les émeutiers envahissent le port où ils s’emparent de 800 tonnes d’aliments d’un entrepôt du programme alimentaire mondial puis l’incendient. Les règlements de compte contre les partisans d’Aristide s’intensifient dans les quartiers, la maison du maire est brûlée. Le mardi 24, les ex-militaires se battent contre les gueux qui n’ont pas terminé leur assaut sur les marchandises. En bons néo-flics, ils disposent un « cordon de sécurité » autour du port et patrouillent dans la ville pour « assurer l’ordre face aux pillards » qui sont exécutés. L’offensive des ex-militaires sur Cap-Haïtien est le déclencheur de la révolte mais rapidement ils répriment le pillage en cours des marchandises. Le parti de l’information dominante visiblement soulagé d’avoir enfin trouvé des récupérateurs de la révolte ayant les moyens de sa répression, profite de l’occasion : les gueux toujours sans parole publique sont renvoyés dans le décor du spectacle d’une insurrection menée par des militaires prolixes en déclarations. Mais le soulèvement de Cap Haïtien donne contre toute attente, un souffle nouveau à la révolte et les actes de pillage des marchandises se généralisent malgré la répression des groupes armés. C’est que les joies de l’attaque de l’Etat et du pillage des marchandises sont communicatives. Elles atteignent le 23 février Port-de-Paix, la plus grande ville du Nord-Ouest, à cent soixante-dix kilomètres à l’ouest de Cap-Haitien. Menées par des « civils armés » inconnus de l’information dominante, les réjouissances sont complètes ; le commissariat et les édifices publics, l’autorité portuaire notamment, sont pillés et les prisonniers sont libérés.

 

Du 25 février au 12 mars : le grand pillage de Port-au-Prince

Trois semaines après le déclenchement de l’insurrection à Gonaïves, le spectre du pillage généralisé rôde sur Port-au-Prince. Autant les groupes armés n’affolent pas grand monde, autant l’horizon de hordes de pillards déferlant sur la ville provoque l’anxiété des gestionnaires occidentaux. L’information dominante et ses alliés appellent désormais à la démission du président Aristide. Elle présente un président vertement critiqué par ses maîtres de la « communauté internationale », et dont le pouvoir est contesté par des groupes armés alors que ce sont la « communauté internationale », les groupes armés, le président Aristide et l’information dominante qui sont directement sous la menace d’une horde furieuse et délirante de gueux. Le grand pillage de Port-au-Prince qui court du 25 février au 12 mars et dont les prémisses ont eu lieu à Cap-Haïtien est un évènement dont l’unité négative sera masquée par l’exil forcé de Jean-Bertrand Aristide, le 29 février. Cette période est le point culminant de l’insurrection haïtienne par l’ampleur et la force des pillages des marchandises qui sapent les fondements de l’Etat gestionnaire dans son cœur, mais elle est également le début d’une répression massive de la révolte par une police internationale qu’ont constitué dans l’urgence les Etats français et états-uniens.

En cette fin février, dans la capitale de deux millions d’habitants, les gueux qu’ils soient selon la division de l’information dominante et de l’Etat, partisans d’Aristide ou non, commencent à avoir la cervelle en feu. En guise de préliminaires le 21 et le 22 février, des commissariats sont attaqués par des groupes armés ; le 25, deux magasins de voitures sont pillés. Des coups de feu se font entendre dans le quartier du port, probablement pour repousser les premières tentatives de pillage. Etrangement dès le 26 février, une situation insurrectionnelle se met en place à Port-au-Prince. Les gueux sortent brusquement des bidonvilles installant des barricades dans tous les quartiers à tous les coins de rue, sur toutes les routes, au prétexte d’une attaque imminente des groupes armés rebelles. Dès lors les jeunes et les très jeunes bloquent la ville et les réjouissances du pillage semblent en vue. « Des groupes de jeunes hommes armés roulent dans les avenues sans but précis, parfois à bord de véhicules officiels équipés de sirènes. D’autres établissent des barrages n’importe où, selon leur humeur. Certains ont installé au milieu des rues des tables, des chaises et des bancs pour être plus à leur aise, car ils ont l’intention d’y passer la journée et peut-être la nuit. » Les chaises, les tables au milieu des rues rappellent dans une version plus gueuse, l’arme au point, la naissance des assemblées à Buenos Aires en 2001 mais la comparaison s’arrête là. « Ils rançonnent ou brutalisent les rares automobilistes, volent des voitures, insultent et menacent ceux qui tentent de les approcher. » A Port-au-Prince, ce n’est pas comme à Gonaïves, où les journalistes « blancs », la pègre internationale, peuvent aller et venir en toute impunité avec l’approbation des milices. Les gueux de la capitale méprisent l’information occidentale qui, depuis le début de la révolte, les a abondamment calomnié en les désignant sous le nom de « chimères ». Dès que l’occasion se présente, ils bastonnent les journalistes et brûlent les stations de radio. Et comme l’humeur joyeuse ne se satisfait pas de promesses, c’est par une attaque massive sur les marchandises que les gueux font vaciller les valets gestionnaires. Dès le matin du 27 février, des centaines pillent les entrepôts du port et l’après-midi ce sont des « foules compactes d’hommes, de femmes et d’enfants » qui poursuivent l’entreprise.

Les rumeurs d’une attaque des rebelles agitent les milices lavalas qui renoncent à faire la répression du pillage et même progressivement s’y mettent à leur tour. Les journalistes témoignent de « camions remplis d’hommes en armes » qui sillonnent la ville ; autour du Palais présidentiel duquel les gueux se désintéressent, les barricades sont renforcées. Les habitants commencent également à régler leurs comptes avec les milices lavalas. Parmi les 10 morts que l’information signale pour ce jour, la plupart sont des partisans d’Aristide et pour le reste ce sont des pillards tués par des policiers. Preuve de l’intensité des combats entre les gueux et la néoflicaille, les hôpitaux sont attaqués à plusieurs reprises dans la journée par des milices à la recherche de médicaments ou venant faire soigner un des leurs. Les combats durent une bonne partie de la nuit et se propagent dans toute la ville.

L’amorce d’un pillage dans la capitale et le soulèvement de nombreux quartiers dès le 26 février mettent l’Etat haïtien sous la menace directe de l’insurrection. Pour tous les gestionnaires des Etats occidentaux soucieux de conserver les apparences d’un Etat en Haïti, faire sauter le fusible Jean-Bertrand Aristide est devenu inévitable pour contrer une révolte qui commence à attaquer leurs fondements abstraits. Mais il faut donner l’impression de maîtriser la situation, de ne pas agir sous la pression de l’offensive gueuse. La thèse, évidemment calomnieuse pour les émeutiers, qui appuie la condamnation du président par le gouvernement des Etats-Unis, affirme que ce vendredi 27 février les gangs lavalas, fidèles à Aristide, ont reçu l’ordre de terroriser la population. Cet argument stupide qui meuble efficacement le discours des journalistes, qui ne font pas la fine bouche, a pour but de construire la figure d’un Aristide tyrannique, détesté et corrompu, qui succède à la figure d’un Aristide sauveur de la démocratie, populaire et altruiste. Dans ce pays où les gueux sont exigeants, les scénaristes occidentaux qui tiennent à conserver l’hypothèse étatico-marchande intacte sont obligés de changer régulièrement le décor au risque de se contredire. Mais qui y verrait à redire ?

Revenons à la matinée du 28 février où les journalistes se satisfont comme s’ils s’en congratulaient mutuellement, du « calme relatif » de Port-au-Prince. Au dire des informateurs professionnels, les déclarations télévisées d’Aristide le 27 au soir, appelant à l’arrêt des pillages et des violences et assurant de son maintien au pouvoir jusqu’en 2006, auraient eu un effet démobilisateur sur les gueux puisque le samedi matin les barricades érigées la veille dans le centre-ville sont délaissées. Mais les gueux toujours insatisfaits des marchandises disponibles – et comment pourrait-on s’en satisfaire ? – sont encore occupés à piller le vaste port de la ville. On sait peu de choses sur ce qui s’est passé ce jour-là. L’information dominante relate exclusivement les débats entre les valets gestionnaires qui se prennent pour des petits maîtres : la thèse officielle dit qu’à Haiti « les forces hostiles au président sont parvenues aux portes de la capitale » ; une micro-polémique pré-électorale oppose Kush et Berry sur la « gestion de la crise » en Haïti ; le sous-valet Aristide est congédié unanimement par voie de presse au motif rédhibitoire qu’il n’a pas les capacités requises pour gouverner son pays. Après les gouvernements canadiens et français, le gouvernement des Etats-Unis, grand médiateur après Dieu et l’information occidentale, demande la démission d’Aristide et la suspension de l’offensive rebelle sur Port-au-Prince. La veille, les soldats canadiens ont pris le contrôle de l’aéroport de la capitale au prétexte d’assurer l’évacuation des ressortissants canadiens. Le 29 février à 6 heures du matin, le président d’Haïti signe une lettre de démission et s’en va, comme il était venu, dans un hélicoptère américain, mais ce coup-ci sous la menace d’un commando de Marines.

Le départ d’Aristide accompagne l’extension du pillage à toute la capitale. Suivant une tradition gueuse solidement établie en Haïti, c’est maintenant le déchoucage, période de pillages et de règlements de comptes avec les responsables du régime précédent, qui doit son nom à l’arrachage des pieds de manioc lors de la récolte. A l’aube, ayant appris par la radio qu’Aristide a quitté le pays, les habitants se rassemblent dans les rues de Port-au-Prince. Venus des bidonvilles périphériques, ils commencent à marcher silencieusement vers le palais présidentiel puis à mesure que la foule afflue sur le Champ-de-Mars, l’humeur se fait plus joyeuse. C’est le début du pillage du centre-ville de Port-au-Prince. Pour ouvrir la fête, des stations-service sont mises à feu. Des barricades sont dressées contre la police. Les magasins du centre-ville s’ouvrent comme des boîtes de conserve. Chacun amène des outils pour défoncer les grilles et les rideaux de fer, se munit de sacs et de brouettes pour transporter les marchandises. Des enfants entrent dans le commissariat, en sortent les meubles et le matériel informatique. Les banques sont éventrées et pillées. Des groupes armés à bord de pick-up ou de camionnettes, vaguement désemparés, tournent en rond autour du palais présidentiel, tirent des coups de feu au hasard. Certains groupes armés pillent des supermarchés. Les journalistes, seuls à circuler en voiture, se font caillasser ou agresser, une équipe de télévision américaine se fait voler son matériel. Les gueux se désintéressent du palais présidentiel, qui n’est plus qu’une coquille vide : ainsi plusieurs immeubles à proximité sont incendiés dont un bâtiment en face du palais. La police anti-émeute apparaît en fin de matinée et tente de disperser les pillards. Pendant la matinée, le pénitencier national est pris d’assaut par des gueux qui libèrent des centaines de détenus. Dans la journée, les cinq prisons de la ville sont ouvertes. Au total dans tout le pays, ce sont dix-neuf prisons qui ont été vidées depuis le début de l’insurrection, soit 3 500 détenus libérés.

Le local de la télévision Télé Haïti, la seule indépendante du pouvoir, est saccagé et pillé. Des stations de radio sont mitraillées par des présumés partisans d’Aristide et une est partiellement incendiée. Mais l’attaque inaboutie sur l’information dominante permet à la Télévision nationale d’Haïti d’émettre toute la journée « donnant la parole au président intérimaire [Pascal Boniface] et, dans la soirée, à l’opposition », laissant ouverte la voie par laquelle reprend le manège étatique.

Des groupes armés circulent dans les quartiers périphériques scandant « Coupons leur tête, brûlons leurs maisons ». Les maisons des représentants du régime qui sont en fuite sont systématiquement pillées. Au commissariat de Carrefour, dans la banlieue sud, des individus s’emparent d’un stock d’armes. Après le commissariat central de Port-au-Prince pillé par des militants d’Aristide ou par des enfants, selon les versions, le commissariat de Pétion-Ville est déchouqué par une foule hilare. Un compte-rendu d’un journaliste transcrit l’ambiance : « Tout est bon à prendre : le mobilier, les ordinateurs, les matraques, les casquettes et les chemises des policiers et même les gilets pare-balles que certains déchoukeurs portent comme s'il s'agissait de simples tricots. Mais c'est une mise à sac joyeuse, une folie mâtinée de bonne humeur, avec peu de violences, même quand plusieurs pillards se disputent le même butin. Depuis le premier étage, un adolescent a enfilé un casque lourd sur son bonnet et s'est mis à danser face à la foule. Un homme, qui porte un réfrigérateur, admet : “Je n'ai pas l'électricité chez moi, mais tant pis.” » En fin d’après-midi, le bilan des affrontements est de 10 morts. A six heures de l’après-midi, le domestique fraîchement appointé président intérimaire, Pascal Boniface, décrète le couvre-feu. Dans la soirée, la voletaille de l’ONU déclare que « la situation en Haïti constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales, et pour la stabilité dans les Caraïbes, en particulier à travers le potentiel afflux de population qu’elle peut créer vers les autres Etats de la région », et décide d’envoyer une force militaire internationale « chargée de rétablir l’ordre ». On appréciera le prétexte de l’afflux de migrants, fantasme récurrent de l’information américaine. Pour le reste, c’est le programme classique d’une conservation policière de la division du monde en Etats.

Les pillages généralisés et les règlements de comptes se poursuivent à Port-au-Prince le lundi 1er et le mardi 2 mars, où les banques restantes sont systématiquement éventrées. Le lundi, une colonne de rebelles peu nombreux, mal armés et défilant à bord de vieux camions, entre dans la ville. La foule les accueille en héros. Quelques mois après, un ex-militaire expliquera que la menace d’attaque sur Port-au-Prince proférée par Guy Philippe, que l’information occidentale avait très largement répercutée comme toutes les déclarations fracassantes de l’individu, n’était qu’un grand coup de bluff ; il ne disposait alors que de soixante hommes en armes. Le mardi 2, les rebelles aidés de la foule pillent dans la bonne humeur le musée de l’Indépendance, dont les rebelles veulent faire leur quartier général. Emporté par l’enthousiasme, Guy Philippe se déclare commandant de toutes les forces d’Haïti, prétention à laquelle il renoncera dès le lendemain suite aux réprimandes de ses nouveaux maîtres. Dans les quartiers de Cité Soleil et de Bel Air, toujours contrôlés par des milices pro-Aristide, les fusillades entre les milices et les habitants continuent sans que l’issue soit certaine. D’ailleurs, le débat s’obscurcit nettement avec le retour de la police qui affronte les partisans d’Aristide dans le quartier de La Saline, le mercredi 3 mars, faisant trois morts.

Ce mercredi 3 mars voit les nouveaux petits maîtres très occupés à affirmer leur puissance, évidemment militaire. Les rebelles sont traités avec dédain par les militaires américains, et renvoyés chez eux. Leur faiblesse étant maintenant connue, sinon de tous au moins des militaires américains, ils se replient sur Gonaïves. A Port-au-Prince, les tanks, les véhicules blindés et même des lance-missiles paradent dans les quartiers de la ville. Fétichistes des symboles du pouvoir d’Etat, les militaires américains disposent quantité d’équipements militaires sur les pelouses du palais national, qu’il s’agit, maintenant qu’ils l’ont pris, de défendre contre des possibles assauts gueux. L’information occidentale relate à longueur d’articles les mouvements des militaires français et états-uniens, et relaie complaisamment les déclarations des généraux, des ambassadeurs et des ministres sans oublier celles du président Kush ; quel soulagement !

Pourtant, les gueux, méprisant les symboles, continuent d’occuper le terrain de la critique pratique des marchandises. Le jeudi 4 mars, les pillages se poursuivent à Haïti Terminal, l’un des principaux terminaux portuaires du pays, où sont entreposés de mille cinq cents à deux mille conteneurs. Le vendredi 5, c’est au tour des entrepôts du parc industriel sur la route de l’aéroport d’être pris d’assaut. A Carrefour, au sud de l’agglomération de Port-au-Prince, des sous-commissariats sont saccagés et nettoyés ainsi que des entreprises privées. De nombreuses coupures de routes vers Cap-Haitien, Gonaïves et les villes du Sud continuent de bloquer Port-au-Prince. Et surprise, le vendredi 5 mars, trois mille manifestants demandent le retour d’Aristide, dénonçant l’occupation des militaires américains et français, aux cris de « Allez Aristide, à bas Bush ». Le vendredi soir, les militaires américains et français se déploient, notamment en déplaçant un lance-missile pour arrêter le pillage d’Haiti Terminal, déjà dévalisé à 70 %. Samedi 6 mars, les attaques sur les marchandises et les règlements de compte se poursuivent dans la banlieue sud-ouest. A Bizoton, c’est le terminal Shell et dans le quartier de Martissant, ce sont des entrepôts de riz qui sont dévalisés. Le lundi 8, plusieurs centaines de personnes s’emparent d’une zone industrielle près de l’aéroport. Dans la semaine suivante, les pillages massifs se transforment en de sporadiques attaques sur des commerces menées par des bandes organisées.

Il y a peu de témoignages sur des déchoucages dans d’autres villes mais nul doute qu’il y a eu de nombreuses fêtes dans la partie sud de l’île, jusque-là restée sous le contrôle du gouvernement. A Petit Goâve, un déchoucage a donné lieu à plusieurs jours de vols et de règlements de comptes. Le dimanche 7 mars, après la fuite des policiers, le commissariat a été vidé puis la foule a lynché le chef d’un gang au service d’Aristide. D’autres militants lavalas, comme le maire de la ville, ont fui ou ont été tués, leur résidence a été saccagée. Selon un témoin, beaucoup de commerces ont été vidés de leurs marchandises, notamment la succursale de la Sogebank. Un article décrit le déchoucage du commissariat principal des Cayes où tout le matériel a été emporté et les détenus ont été libérés. On sait peu de choses sur ce qui se passe dans le reste du pays sinon que comme l’information dominante le rapporte : « the fighters are keeping houses from being burned and businesses robbed ». Grâce aux néo-flics de l’ex-armée, il n’y a pas eu de nouvelles attaques des marchandises, ni d’émeute à Cap-Haïtien. Du côté de l’information dominante, seule une station de radio a été saccagée par des partisans lavalas à Léogane. Selon des chiffres assez peu fiables avancés par les journalistes, le bilan du déchoucage dans tout le pays serait de 40 à 100 morts parmi lesquels figureraient des partisans lavalas.

Le grand pillage de Port-au-Prince est le mouvement de critique pratique des marchandises le plus accompli et le plus vaste de l’année 2004. Le contexte dans lequel ce pillage se déclenche – une ville assiégée, un gouvernement renversé, une offensive étrangère – rappelle le grand pillage de Bagdad de 2003. L’attaque se concentre sur les magasins du centre-ville le 26 et le 27 février puis après le départ d’Aristide, sur les marchandises, là où elles arrivent et là où elles sont stockées, dans les ports de Port-au-Prince. L’unité du pillage est masquée d’abord par la propagande de l’information dominante contre les gangs armés, ensuite par l’interprétation du déchoucage qui présente le pillage des marchandises comme un acte de vengeance contre les ex-gestionnaires, et non comme une critique pratique de la misère marchande. Mais c’est surtout l’exil forcé du président Aristide qui scinde l’évènement en deux. Comme le pillage des marchandises n’est ordinairement pas considéré comme une expression de la révolte alors que c’est là son véritable langage, l’offensive militaire internationale n’apparaît pas pour ce qu’elle est : la répression militaire d’une insurrection par une police étrangère. Les policiers internationaux renversent le président Aristide pour mieux conserver ce qui menaçait d’être définitivement critiqué par les gueux haïtiens : l’Etat.

Car ce n’étaient pas tant les groupes armés postés à l’extérieur de Port-au-Prince qui menaçaient le gouvernement mais l’extension des pillages dans un Etat très affaibli. L’amorce du pillage des marchandises dans la capitale mettait l’Etat gestionnaire en grand danger. Si le départ d’Aristide avait directement résulté de l’assaut des gueux, au moment où le pillage se généralisait, la reconstitution immédiate d’un Etat haïtien par ses coreligionnaires aurait été quasi impossible. La récupération du mouvement de révolte par une force militaire internationale, une fois l’Etat terrassé, aurait été extrêmement périlleuse. En effet, les militaires internationaux voulant restaurer l’Etat seraient apparus comme des ennemis de la révolte et auraient été reconnus pour tels. Alors qu’en renversant le gouvernement d’Aristide, ils semblent s’inscrire dans la réalisation de son objectif le plus visible, le départ du président, alors que celui-ci n’est pour les insurgés que le prétexte à un débat beaucoup plus vaste. En conséquence, le vaste pillage de Port-au-Prince reste séparé du premier assaut contre la police et les notables locaux : la critique des marchandises est séparée de la critique de l’Etat. L’insurrection haïtienne est victime de la polarisation excessive construite autour de la personne d’Aristide qui permet à diverses organisations armées, gangs et expédition militaire internationale, de s’immiscer dans le débat et de le confisquer. Le départ forcé du président laisse la révolte avec un goût d’inachevé ; scindée dans une opposition entre la capitale et le reste du pays, entre les partisans d’Aristide et les groupes armés. La répression militaire de l’insurrection par les forces armées étrangères s’appuiera sur la conservation et la consolidation de ces oppositions.

 

L’après-insurrection : l’après 12 mars

Le 7 mars déjà, les hyènes des partis de l’ex-opposition mais pas encore au gouvernement, arrivistes de métier, tentent de récupérer la révolte en s’appuyant sur la contre-insurrection et en fêtant le renvoi d’Aristide par une manifestation. Partant des quartiers de Pétion-Ville, elle réunit cinq mille personnes pour un pitoyable défilé qui finit par une fusillade. Les gueux armés tirent sur les militaires américains qui défendent le palais présidentiel. L’affrontement fait 6 morts et 35 blessés et désavoue pour longtemps l’innommable ex-opposition. Tout en jetant le trouble dans le camp ennemi, la fusillade est mise sur le compte des « chimères » : les milices lavalas.

Le scandale du renversement d’Aristide court dans l’information dominante, obscurcissant davantage le point de vue de l’insurrection. La farce donne à voir : 1) Aristide déclarant qu’il a été enlevé, 2) les gouvernements des Etats-Unis et de la France qui nient toute responsabilité, 3) les pays des Caraïbes, dont la Jamaïque, qui protestent et s’interrogent « sur le caractère volontaire de sa démission » et affirment que « la destitution du président Aristide, dans ces circonstances, établit un précédent dangereux pour les gouvernements démocratiquement élus un peu partout, car elle va dans le sens d’un remplacement, sous l’action de forces rebelles, de personnes élues en bonne et due forme. »

Jean-Bertrand Aristide, le président corrompu, devient maintenant pour certains habitants des bidonvilles de Port-au-Prince un martyr victime des Américains ; celui que les Etats-Unis et la France ont écarté parce qu’il défendait les pauvres. On verra la thèse reprise et confortée par la crapule de gauche qui s’appliquera à l’étendre en montrant que l’insurrection tout entière n’est qu’un complot des Etats-unis et de la France visant à destituer le président Aristide. Ennemis de la révolte, à vos postes ! L’information dominante quant à elle, est déjà tout occupée à faire le procès à charge de l’ancien régime. Elle découvre a posteriori en Aristide un corrompu, un trafiquant de cocaïne, un dictateur, le comparant à Saddam Hussein. Elle met en scène un prétendu massacre de Saint-Marc afin de destituer, dans le respect de l’ordre constitutionnel, le premier ministre Yvon Neptune qui s’accroche à son poste. Les rebelles armés, quant à eux, qui regroupent ex-militaires et membres de gang, demandent la re-création d’une armée haïtienne.

Un mois après le début de l’insurrection, les bandes armées sont bien plus nombreuses qu’avant le départ d’Aristide ; des estimations signalent que vingt-cinq mille personnes possèdent une arme. L’Etat haïtien aidé des forces armées internationales ne contrôlent que 3 des 10 départements du pays. On ne sait rien de ce qui se passe dans ces 7 départements, l’information dominante se concentrant exclusivement sur la capitale : est-ce que par endroit la parole s’est ouverte ? Ou bien, est-ce que certains révoltés se sont reconvertis en gestionnaires ? Evidemment on se doute de ce qui arrive là où les gangs armés (ex-militaires ou organisations populaires retournées) et les militants de l’ex-opposition ont pris le contrôle des villes : ils assument d’abord les tâches de police pour empêcher le vol des marchandises et contenir la révolte puis gèrent la ville. Dans la capitale, les ex-émeutiers repus par le pillage s’enfoncent dans la léthargie, assommés par le spectacle du défilé permanent des militaires internationaux et des journalistes qui les accompagnent ; ponctuellement, ils s’organisent mollement pour voler les commerces.

De loin, la situation ressemble à celle du Liberia où une multitude de groupes armés étaient en activité à la chute de Charles Taylor, mais la ressemblance n’est qu’en apparence. En Haïti, la guerre civile n’a pas eu lieu : l’offensive gueuse a renversé d’un coup la police de l’Etat dans la moitié du pays puis s’est transformé en pillage de la capitale. Mais les pillards de Port-au-Prince sont restés séparés des émeutiers qui ont attaqué les commissariats. Cette séparation est restée particulièrement forte dans la capitale. Elle a permis à différents groupes militaires, internationaux ou non, de venir parader dans les rues de Port-au-Prince pour convertir la défaite infligée à l’Etat en victoire qui conserve l’Etat en changeant son personnel. Cependant, avec seulement deux mille policiers à sa disposition pour tout le pays, la grosse légume, laid tas, est sérieusement pourrie.

Pour les Etats engagés dans cette opération de police internationale, c’est un sacré casse-tête. Personne n’a de plan, personne n’y comprend rien et tous les valets occidentaux craignent ce pays de gueux imprévisibles. Le 1er juin, une force militaire de trois mille soldats sous mandat de l’ONU et sous commandement brésilien, la Minustah, permet aux soldats américains et français déplacés d’urgence fin février pour réprimer la révolte, de se retirer. Pour la Minustah, le problème central est celui des gangs armés qui contrôlent une grande partie du pays et des quartiers de la capitale : comment rétablir la police dans toutes les villes du pays sans trop froisser les milices formés d’ex-soldats dont l’appui est encore nécessaire au nouveau gouvernement ? Tout en tenant compte de l’avis de l’information dominante qui hurle comme un putois contre ces ex-militaires qui sont tous des criminels. Ramener des policiers dans les villes, et nommer de nouveaux représentants, voilà les deux objectifs premiers des fanatiques étatistes. Mais les habitants de nombreuses villes (Saint-Marc, Gonaïves, Petit-Goâve, Hinche, Cap-Haitien) refusent : qui l’installation de policiers, qui d’un maire, qui de délégués du gouvernement. A longueur d’articles sur l’insécurité toujours agrémentés du témoignage d’un commerçant, l’information dominante tente de faciliter l’installation de la police d’Etat, en insistant sur le passé de tortionnaire des ex-militaires, mais ne convainc pas du tout. Des flics fraîchement nommés à Gonaïves se terrent dans leur commissariat ; ils racontent qu’ils se font souvent désarmer ou frapper par des civils, à l’intérieur même du commissariat où ils ne sont que tolérés. De nombreuses villes du pays n’ont plus ni police ni groupes armés. Peu à peu cependant, les ex-militaires laissent les fonctions de police aux soldats et à la police, comme à Hinche ou Cap-Haitien. Reconnus comme des « combattants pour la liberté » par le nouveau premier ministre Latortue, ils espèrent convertir la bonne parole chélonienne en dollars : ils demandent la création d’une nouvelle armée et le paiement de dix ans d’indemnités. Quelques mois plus tard, en septembre 2004, des escarmouches opposeront des ex-soldats avec des policiers ou des soldats internationaux. De tensions traversent peut-être les groupes armés où certains ont estimé qu’ils se ralliaient trop facilement à l’Etat. Ou plus prosaïquement, ces quelques affrontements sont pour ces mercenaires une façon de négocier leur reddition.

 

Le renversement et la répression de l’insurrection : du 30 septembre au 14 décembre 2004, bilan provisoire

Fin septembre, les émeutes contre le nouveau gouvernement et contre l’occupation militaire étrangère reprennent à Port-au-Prince. Cette révolte est d’abord présentée dans l’information dominante comme un mouvement de réaction pro-Aristide puis comme le fait de gangs armés, ce qui contribue à l’isoler et légitime sa répression sanglante. Déjà le 18 mai 2004 à l’appel du parti lavalas, plusieurs milliers de manifestants réclament le retour d’Aristide puis jettent des pierres sur la police anti-émeute ; à l’approche du Palais présidentiel, les soldats américains les affrontent, faisant 1 à 4 morts suivant les versions. Par une curieuse inversion, le nom d’Aristide, devenu synonyme de martyr, est désormais le slogan de ralliement de ceux qui s’opposent à l’Etat et à l’occupation militaire internationale. Ce renversement de position donne le sens de la dernière période de la révolte en Haïti pour 2004, mais marque également l’enlisement de l’offensive gueuse prise dans une impasse et sa répression par la police nationale et les soldats étrangers : il y a 150 morts à Port-au-Prince entre le 30 septembre et le 14 décembre 2004.

L’ouragan qui provoque le 18 septembre une inondation de la ville de Gonaïves, ramène l’information occidentale en Haïti. Profitant des destructions, des morts, les journacrevures réinvestissent Haïti pour faire pleurer dans les chaumières. Ce faisant, ils sont bien secondés par la mise en scène des victimes par les humanitarordures. La marchandise humanitaire ne vaut que par la mise en ordre du bétail humain que produit sa distribution : en rang par deux, suivez les ordres et n’oubliez pas de passer sous la caméra. L’information dominante efface alors subrepticement, une scène succédant à une autre, l’insurrection de février ; elle présente les haïtiens comme de pauvres victimes de toujours auxquels les Etats occidentaux et leurs puantes succursales humanitaires viennent généreusement en aide. Voilà comment dans la société moderne, la compassion pour les victimes est devenue un moyen de répression des révoltes. Mais les gueux d’Haïti vont rappeler à ces minables valets occidentaux que leur existence est bien plus cauchemardesque que n’importe quelle catastrophe climatique, et cela dès la fin du mois de septembre.

A partir du 30 septembre 2004, des partisans d’Aristide venant de Bel-Air et de Cité Soleil manifestent dans le centre-ville aux slogans d’ « A Bas Bush », « Vive Aristide ». Ils dressent des barricades enflammées dans les rues, des commerces du centre-ville sont incendiés et pillés. Alors que la manifestation est sur le Champ de Mars, les policiers tirent sur les manifestants devant le palais présidentiel défendu par les soldats de la Minustah. En représailles, les manifestants armés caillassent des patrouilles de police et tirent sur des commissariats du centre-ville. 5 policiers sont tués dont 2 après avoir été enlevés. Le nombre de blessés et de morts est inconnu en ce qui concerne les manifestants qui ramènent les corps avec eux. Ces affrontements déclenchent des émeutes contre le gouvernement et la Minustah dans plusieurs bidonvilles de la capitale. Pourtant, cet important mouvement de révolte n’est pas très offensif, il s’agit plutôt d’une tentative pour résister à la répression de l’Etat qui voit les habitants se barricader dans les bidonvilles. La police effectue le 30 septembre dans la soirée, un raid sur le quartier de Cité Soleil soi-disant pour retrouver les corps des policiers enlevés : la fusillade laisse 2 morts. L’émeute se poursuit le 1er octobre : plusieurs routes principales de Port-au-Prince sont bloquées par des barricades de feu et des pierres. A Martissant, dans la banlieue de Port-au-Prince, les partisans manifestent, coupent une autoroute et caillassent des voitures. Le 1er dans la soirée, la police effectue un raid sur le quartier barricadé de Bel Air, voisin du palais présidentiel, mais est obligé de se retirer après trois heures de fusillades faisant 1 à 2 morts. Le 2 octobre, la résistance s’intensifie à Martissant où la police encercle le quartier barricadé ; les habitants affrontent les policiers qui tirent, faisant plusieurs morts et 12 blessés. Les policiers arrêtent 24 personnes et se retirent. Le dimanche 3 octobre, les rues des bidonvilles de Bel-Air et du quartier voisin de La Saline sont barricadées. Le 6 octobre, la police et les soldats Minustah appuyés par deux hélicoptères attaquent Bel Air et Martissant, arrêtant 75 personnes. En réaction, les habitants pillent des magasins du centre-ville et érigent des barricades. Le samedi 9 octobre, cent cinquante soldats de la Minustah utilisant des véhicules blindés attaquent pour le deuxième fois Bel Air, décidément bien trop près du palais présidentiel, barricadé par des jeunes armés demandant le retour d’Aristide. Les barricades sont reconstruites sitôt les soldats partis, de 60 à 80 personnes sont arrêtées. Les fusillades font officiellement 2 blessés. Les affrontements de jeunes armés avec les soldats de la Minustah et les policiers dans le centre-ville, font 3 morts le lundi 11 octobre. Une dépêche d’agence du mardi 12 annonce un bilan de 17 morts dont 8 à Cité Soleil et Martissant, depuis dimanche. On ne saura rien de plus sur la première phase de cet évènement.

Le vendredi 15 octobre, des jeunes, prétendument des partisans de Jean-Bertrand Aristide venus de plusieurs quartiers, manifestent à Port-au-Prince à proximité du palais national et tirent en l’air. Des voitures sont incendiées. Les émeutiers tentent d’attaquer le port par la mer et affrontent les soldats de la Minustah. En prévision de la répression, des barricades sont installées à Bel Air, La Saline, et Delmas, où des attaques de la police dans la soirée sont repoussées à coup de feus. L’information dominante fait état d’un bilan de 54 morts, dont une dizaine de policiers tués, depuis le 30 septembre – ce chiffre est important surtout si on le compare à la « sanglante insurrection », selon la terminologie des journamerdes, de février-mars qui aurait provoqué aux alentours de 200 morts. Quelques ex-militaires engagés dans la police entre temps sont tués par les émeutiers. Le dimanche 17 octobre, la police et les militaires qui tentent de reprendre le quartier barricadé de Bel Air sont pris dans une fusillade. Le 25 et le 26 octobre, cent soldats de la Minustah appuyés de dix véhicules blindés attaquent de nouveau Bel Air ; les affrontements armés font 3 morts et un nombre inconnu de blessés, 130 carcasses de voitures sont sorties des rues. Le lendemain, lors d’une expédition de la police haïtienne, des hommes masqués à bord de voitures banalisées terminent discrètement le travail lors d’un raid de nuit où 13 personnes sont assassinées ; le jeudi 28 octobre, 4 autres sont tués lors d’une expédition similaire. La répression est massive et utilise tous les moyens disponibles de l’assassinat ciblé à l’opération militaire avec tanks et hélicoptères ; les rôles sont bien distribués entre policiers haïtiens et soldats étrangers. Le vendredi 29 octobre, des habitants des quartiers qui protestent contre les massacres manifestent puis affrontent les policiers, en blessant 1 lors d’une fusillade. C’est ici que finit le soulèvement de Bel Air, Martissant et La Saline. A compter de cette date, les actes des insurgés calomniés par l’information dominante deviennent illisibles notamment parce qu’ils passent hors du champ de notre observation. L’information occidentale qui relaie l’ONU occulte l’opération de « nettoyage » des quartiers qui rappelle les plus belles heures du duvaliérisme. La guerre menée par l’armée internationale et la police nationale contre les habitants des bidonvilles de Port-au-Prince se présente comme une opération de police de lutte contre la délinquance ; comme si l’ex-président Aristide n’avait pas, à la différence de l’ex-opposition maintenant entrée au gouvernement, des milliers de partisans dans les bidonvilles de la capitale. Outre la calomnie, l’ignorance bouffonne et l’ignominie de l’information dominante se lisent jusque dans les termes qu’elle utilise pour désigner ce mouvement de révolte, que les journabouchers nomment unanimement « Opération Bagdad » malgré quantité de démentis des insurgés.

En novembre et décembre 2004, la révolte des bidonvilles de Port-au-Prince décline malgré quelques manifestations suivies d’affrontements armés, de pillages de commerces et d’incendies de voitures. La répression se poursuit sous une forme nouvelle : la guerre des gangs. Pour sûr, les opérations militaires suivies d’arrestations massives sont fréquentes dans les quartiers de la capitale comme le 5 décembre à Bel Air ou le 14 décembre à Cité Soleil. Mais puisque beaucoup de gueux sont armés, le gouvernement met certains gangs de son coté pour combattre les autres ce qui polarise les quartiers sur des affrontements internes. On imagine bien l’intérêt qu’il y a pour une force militaire internationale, lorsque les policiers sont considérés comme des ennemis (comme à Cité Soleil où le commissariat est déserté depuis longtemps), à déléguer ainsi le contrôle de quartiers entiers. La répression de toute révolte peut alors se poursuivre dans le silence. Cité soleil, Bel Air, La Saline glissent peu à peu dans une guerre civile larvée, où s’affrontent des groupes armés partisans d’Aristide et d’autres au service du nouveau gouvernement. Ainsi, dans les quinze derniers jours de décembre, une série d’affrontements entre deux bandes rivales à La Saline fait 18 morts et une dizaine de blessés. Dans l’encadrement des pauvres modernes par des milices armées, la middle class a provisoirement trouvé un moyen de tenir à distance le féroce débat des gueux haïtiens.

(Laboratoire des frondeurs, avril 2006)

       

[1] Dans les 6 dossiers construits pour Haïti en 2004, une infime partie des articles proviennent de journaux haïtiens. Les dossiers sont constitués d’articles d’agences de presse haïtiennes qui publient exclusivement sur l’internet (Haïti Press Network ou l’agence d’Etat, Agence Haïtienne de Presse), de dépêches d’agences internationales (AP, Reuters, AFP, EFE), d’articles de journaux occidentaux de langues anglaise, française et espagnole, ou d’articles qui sont des transcriptions de communiqués radiodiffusés. Plus que la presse écrite et la télévision, la radio est le principal support de l’information dominante en Haïti : des radios existent dans la plupart des grandes villes du pays. Tout au long de l’insurrection, les dépêches des agences internationales reprennent souvent des informations d’abord diffusées par des stations de radio en Haïti. En général, l’information haïtienne soutient les partis d’opposition ; certaines sources d’information proches de l’Etat ou du parti Lavalas changent de bord après la chute du président Aristide pour se rallier au nouveau gouvernement. Sur la dernière période de l’insurrection, la répression militaire menée par une coalition d’Etats occidentaux est concomitante avec une reprise en main de l’information par les agences internationales ; l’information haïtienne se transforme en caisse de résonance de l’information occidentale qui suit les actions militaires de l’Organisation des Nations Unies, principalement dans la capitale, et répercute les discussions entre chefs d’Etats occidentaux a propos du futur d’Haïti ; aussi durant cette période, peu d’informations sur la situation dans les provinces nous parviennent.