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FRONDEURS

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Emeutes au Nigeria en 2004

 

 

Il semble que l'on vive au Nigeria comme sur une joyeuse poudrière qui peut exploser à tout moment et dont les étincelles illuminent déjà tout le pays. Peuplé de 156 millions d’habitants, dont plus de la moitié a moins de 20 ans, le Nigeria est l'un des trois pays les plus émeutiers de l'année 2004 après l'Algérie et l'Inde.

 

Date (2004) Ville (Etat) Nombre de morts

11 janvier

Irawo (Kwara)

11

14 janvier

Kontagora (Niger)

7/8

13 février

Bida (Niger)

4

27 mars

Plusieurs villes (élections)

Plus de 30

3 avril

Makarfi (Kaduna)

-

11 mai

Kano (Kano)

90

8 juin

Numan (Adamawa)

7

12 juin

Ipetu Ijesa (Osun)

2

23 septembre

Ofagbe (Delta)

4

29 septembre

Lagos (Lagos)

5

11 octobre

Kaduna (Kaduna)

2

18 octobre

Kaduna (Kaduna)

-

10 novembre

Onitsha (Anambra)

7/17

19 décembre

Ora-Igbomina (Osun)

6

31 décembre

Asaba (Delta)

-

 

Les émeutes se succèdent tout au long de l'année au rythme d'une à deux par mois. Réparties entre les deux plus grandes villes du pays, Kano, au nord, et Lagos, au sud, les quinze événements négatifs les plus importants que nous avons repérés entre janvier et décembre 2004 couvrent une large portion du territoire nigérian, avec néanmoins onze émeutes sur les quinze situées au sud d'Abuja la capitale.

Alors que le négatif s'y exprime avec force, la révolte au Nigeria est à la limite de l'observation menée par le laboratoire des frondeurs. Le nombre de morts par émeute la plupart du temps très élevé qui suppose la présence d'armes et d'organisations qui encadrent la négativité, est l'indicateur le plus significatif de cette limite. Quels que soient le prétexte, la forme, la durée et le lieu des événements, il est rare que le nombre de morts soit inférieur à 2 et en 2004 il atteint 90. La répression quasi systématique de la révolte par l'armée contribue assurément à ce résultat macabre. Mais un autre élément explique ce décompte : les émeutiers du Nigeria côtoient les groupes armés. A la solde d'un parti politique, d’une organisation ethnique ou religieuse, d'une entreprise, d’un gouvernement local ou d'un responsable communautaire, la présence récurrente de milices dans les actes négatifs rend parfois douteuse l’identification de l’émeute. L’affrontement entre deux bandes rivales n’a pour principal résultat que la victoire d'un point de vue sur l'autre. La proximité avec des affrontements entre des organisations qui se combattent de façon préméditée et planifiée, réduit les possibilités d'ouverture du débat qui fait la richesse de l'émeute, dans la rencontre entre des anonymes et le goût de la négativité partagée.

Au Nigeria, pays fédéral réunissant 37 Etats,  l'information, anglophone, est elle-même une des limites de notre observation. Avec un nombre de journaux foisonnant, la presse d'Etat jumelée à une presse privée abondante, participe de l'unité du pays en la soutenant. Principalement basée à Lagos dans le sud, l'information sur les faits est en général uniforme et analogue d'un journal à l'autre, quelle que soit la localisation des événements. Se faisant le relais des rapports de police, l'information nigériane ne décrit pas la révolte, mais la juge en la passant au tamis de sa morale middle class qui ne retient (de la révolte) que le délinquant ou le gang armé, en passant par le casseur de grève. Parfaitement autonome sur des justifications politiques, ethniques ou communautaires, elle prend appui sur l'information occidentale pour ce qui concerne les registres religieux et économique. Les journalistes nigérians ne font alors que répercuter les articles des agences de presse internationales (Reuters, AP, AFP). En 2004 au Nigeria, l'information occidentale a continué sur la lancée de 2002 où des événements négatifs  tels que celui déclenchés à Abuja par l'élection de Miss Monde, lui avait permis de mettre au point une interprétation générale des révoltes selon deux axes strictement séparés : au sud les délinquants voleurs de pétrole et les gangs armés, au nord les fondamentalistes musulmans. La richesse et le nombre des émeutes en 2004 fissurent de notre point de vue ces interprétations, suffisamment pour qu'elles apparaissent comme des diffamations. La profusion des événements négatifs montre l'intensité du débat public au Nigeria, dont l'aspect bouillonnant contribue à son amplification et contre en partie les récupérations multiples et contradictoires.

 

1. La révolte apparaît en janvier par la magie et la rumeur

Le 11 janvier 2004 à Irawo (Etat du Niger), le corps d’une femme est retrouvé « dans la résidence d’un responsable local ». Sur la base d’une rumeur de meurtre rituel, des jeunes descendent dans les rues pour protester « violemment ». Les affrontements avec l’armée se soldent par 11 morts et une vingtaine de blessés. On ne sait rien de plus sur ce mystérieux événement.

Selon un article de Guy Nicolas datant de 1990, « Cette pratique [la sorcellerie] est utilisée par les honnêtes gens pour se prémunir des criminels, les politiciens pour accéder au pouvoir, les criminels pour être invulnérables ou invisibles, les sujets avides de gains rapides pour réaliser leurs rêves. A côté de l'appel d'un général Obasanjo, ancien chef d'Etat [et futur !], à utiliser ce black power contre l'Afrique du Sud [1986], ce type d'activité débouche couramment sur des actes criminels, tels les meurtres rituels, ingrédients essentiels des rites de making money. En l'occurrence, des sujets quelconques ou choisis pour leurs caractéristiques sont kidnappés, immolés et dépecés de façon à pouvoir utiliser leurs organes pour confectionner des charmes.  » Le fait qu'un Président évoque la sorcellerie et que cet usage soit même récemment reconnu par un député qui, interpellant ses collègues sur le mode de « qui parmi nous n’a jamais pratiqué la sorcellerie ? », n’a récolté qu’un silence gêné au Parlement, montrent que les dirigeants eux-mêmes ne rechignent pas à faire appel aux sorciers. Le maniement d’un double discours par les gestionnaires, l’un, économique, associé à son double, magique, révèle la nature profonde de l'économie et de la magie. Mais si le premier reste public, le second est occulté ; car sa publicité nuirait à la croyance raisonnable, soubassement et rempart de la pensée middle class contre la prolifération de l’esprit. Le recours à la magie révèle aux pauvres modernes, le caractère illusoire de la référence constante des gestionnaires aux raisons économiques. Si le discours de l’économie n’est qu’une apparence trompeuse posée par les gestionnaires sur le monde, alors de quoi est-il fait, ce monde ? C’est pour ne pas livrer ce scandale à la publicité, c’est pour taire cet appel à l’émeute, que les gestionnaires eux-mêmes ne pratiquent la magie qu’en secret. Au Nigeria la sorcellerie est scandaleuse car elle pallie aux insuffisances du discours public économique et des pratiques de gestion. Les moneymakers nigérians, pour faire de l’argent, se livrent à la magie noire. Les émeutiers d’Irawo, portés par l’aliénation, dépassent la sorcellerie et répondent pratiquement à ce que les gestionnaires ne maîtrisent pas.

A la sorcellerie s'ajoute la rumeur, l'une nourrissant l'autre et précédant la révolte d’Irawo. Le phénomène a été repéré dans d’autres circonstances par le laboratoire des frondeurs. En février 2004 à Haïti, pays maniant brillamment magie et pantomime économique, une rumeur a des répercutions importantes : à Port-au-Prince, le bruit d’une attaque imminente par les rebelles amorce le grand pillage de la capitale. Que la rumeur se soit révélée fausse, les rebelles n’étant qu’une poignée aux portes de la ville, n’a rien changé au résultat. Une rumeur n’est désignée comme telle qu’a posteriori, mais a priori elle contient des éléments d’information crédibles qui rendent possible à celui qui les saisit, l'évaluation de ce qui n’est pas connu. La force de la rumeur réside dans le fait qu’à un moment donné elle constitue le seul moyen de jauger une situation et de lui attribuer un sens. Elle montre le réel mais un réel transformé, malléable, travaillé par l'aliénation. L'émeute d'Irawo, manifestation du négatif, prolonge l'instant où l'aliénation domine et offre des perspectives inavouables mais jubilatoires.

 

2. Les représentants locaux de l'Etat sont des cibles récurrentes des révoltés de février et mars

Si la critique des marchandises par le pillage est peu répandue au Nigeria en 2004, la critique de l'Etat et de ses représentants, élus et policiers, est par contre généralisée. Elle apparaît dès le mois de janvier à Kontagora. Le 14 de ce mois, suite à l'annonce des résultats des élections anticipées du gouvernement local, des centaines de gueux appartenant à des partis rivaux s'affrontent et incendient le conseil municipal, des maisons de politiciens et des voitures. L'armée est déployée et focalise l'attention et la négativité des émeutiers. Les affrontements se soldent par au moins 7 morts et 21 arrestations. Alors que le prétexte semblait centré sur un affrontement partisan, l'émeute s'en prend à ce qui fait le fondement de ces partis par l'incendie de la mairie et de maisons de politiciens.

Pour l'information nigériane, l'événement marquant de l'année 2004 est la tenue des premières élections locales depuis l'indépendance du pays. Ces premières élections, dont la date officielle est fixée au 27 mars 2004, doivent permettre l’élection de 774 gouvernements locaux, jusqu'alors désignés par les gouverneurs de chaque Etat plus ou moins de connivence selon les zones, avec les Obas (rois héréditaires entretenus par l'Etat et respectés des autorités) régnant sur les communautés. Elles constituent donc un enjeu fort pour la crapule gestionnaire, car potentiellement elles peuvent contribuer à réorganiser le pouvoir en redistribuant les places. Ces élections ne sont qu'un prétexte supplémentaire que les gueux saisissent en poursuivant leur critique des représentants et de leur corruption. Preuve du désintérêt des pauvres modernes pour les élections, l’abstention frôle par endroit les 100 %. Elles marquent aussi une généralisation de la présence de groupes armés à la solde d'un élu ou d'un parti, pour terroriser les candidats adverses et convaincre quelques électeurs égarés. De plus, l'armée déployée dans les 37 Etats de la fédération n’hésite pas à tirer dès qu'un bureau de vote est visé par une attaque.

A la fin du mois de mars, à Ede (Etat d'Osun), à Ido (Oyo) , à Port Hartcourt (Rivers), à Wase (Plateau), à Ode Omu (Osun), à Calabar (Cross River), à Kware (Sokoto), à Obodo-Amaimo (Delta), à Ogbomosho (Oyo), les urnes brûlent, les bureaux de vote sont saccagés et les affrontements entre partisans provoquent de nombreux morts (plus d'une quarantaine, dont 29 à Wase). Parfois, les représentants apprennent à leurs dépens que les élections ne leur donnent pas pour autant l'autorisation d'apparaître publiquement. L'escrache du gouverneur de Kano le 27 mars témoigne que les pierres, en plus de bâtiments publics, savent trouver des cibles vivantes.

A cette occasion, des émeutes sont repérées dans trois villes. A Asaba dans l'Etat du Delta le 27 mars, les gueux saccagent les bureaux de la commission électorale et détruisent les maisons et des voitures des politiques des partis en présence. Mais au passage ils étendent leur critique aux marchandises en pillant des magasins. L'encadrement peut donc parfois présenter quelques failles et au Nigeria, le pillage semble être la marque de ce débordement. Dans les rues d’Asaba, des fusillades et des affrontements, apparemment avec l'armée, font 7 morts. A Ekpoma (Etat d'Edo), l'émeute démarre le 27, jour des élections et se poursuit le dimanche 28 mars. L'annonce des résultats ne satisfait pas une partie des habitants de la ville qui dans un premier temps semblent s'en prendre aux maisons des candidats du principal parti d'opposition, laissant craindre un règlement de comptes entre milices. Mais finalement les bureaux de la commission électorale sont également incendiés. De nombreuses personnes fuient la ville, dont plusieurs politiciens, qui tiennent plus à leur tête qu'à leur mandat. Et c'est logique, pas de mandat sans tête. Les révoltés affrontent la police, qui tire. Il y a 7 morts et 13 blessés. Enfin, à Donga (Etat de Taraba) les résultats des élections tardent à être annoncés mais provoquent à leur sortie une vive contestation. Les bureaux du gouvernement local, de la commission électorale et des maisons de fonctionnaires sont incendiés. Les contestataires s'opposent à l'armée, qui tire : 30 morts et une centaine de blessés.

A Bida, capitale de l'Etat du Niger, le 13 février l'attaque des représentants s'étoffe de celle des policiers. A l'origine du conflit, un okada et son passager ayant refusé de s'arrêter à un barrage de police sont poursuivis par des policiers qui tirent et les tuent. Les okadas font partie, comme les vendeurs ambulants, d'une corporation de rue. Ils transportent les hommes et les marchandises à l'arrière de leurs motos dans toutes les villes du Nigeria. Pour devenir okada, il suffit donc d'une moto, d'un peu d'essence et d'un goût certain pour la vitesse. Le principal problème des okadas réside dans le rançonnage incessant de la police sur des barrages montés à cet effet ; d'où les bavures comme celle du 13 février. A Bida cependant, pour venger ces morts, le poste de police est incendié et un affrontement avec les policiers ajoute 4 trépassés aux deux précédents. L'information nigériane et l’association du développement des services express motorisés insistent sur la dimension corporatiste de l'événement en présentant l'émeute comme un moyen légitime de répondre à une injustice liée à l'exercice d'une profession. Mais la haine de la police, corrompue et racketteuse, étant un sentiment partagé par tous les pauvres modernes, il n’est pas abusif de penser, que d’autres se sont joints aux okadas pour détruire le commissariat et affronter ses occupants.

 

3. En avril, la révolte nigériane apparaît dans l'information occidentale et s'y installe jusqu'en juin.

Les mois d'avril, mai et juin présentent une unité temporelle dans la façon dont les événements négatifs nous parviennent. Pour la première fois de l'année 2004, l'information occidentale est omniprésente comme en attestent les trois dossiers du laboratoire des frondeurs sur la période. Jusque là, elle n'avait pas de prise sur les faits. Avec l'émeute de Makarfi, elle s'impose dans l'information nigériane et cette dernière se vend bon marché aux diffamateurs internationaux. A Makarfi (Etat de Kaduna) le 3 avril 2004, un Coran est gribouillé et le gribouilleur, mis en sécurité au commissariat. Sur la rumeur du blasphème, des dizaines de jeunes attaquent le commissariat, récupèrent et tabassent le mécréant. Ils incendient également dix églises, ainsi que trois voitures. Au final, suite à des affrontements avec la police, il y a cinq arrestations et officiellement trois blessés. Même si les responsables religieux dénoncent les saccages et incendies, la thèse présentant l’émeutier comme un délinquant complète dans l'information nigériane celle plus forte le présentant comme un fondamentaliste islamiste. L'information dominante, sur un événement tel que celui-ci se régale d’une version « musulmans contre chrétiens » et prêche une fois de plus la séparation des révoltés du nord et des révoltés du sud.

Dans le nord la référence au califat de Sokoto du XIX siècle et à la jihad est vivace et fort bien utilisée par les représentants élus ou communautaires, qui, en imposant la charia dans douze Etats, inscrivent leur volonté d'encadrement des pauvres modernes dans une opposition au pouvoir central. Coup double ! L'émeute de Kano (Etat de Kano) le 11 mai 2004, marque une double récupération, celle de l'information dominante qui réduit l'événement à un affrontement exclusif entre musulmans et chrétiens, et celle des responsables religieux qui trouvent dans leur alliance objective avec l'information une façon de conforter leurs positions de chefaillons.

Je suppose que l'information dominante qui avait remis un pied dans le pays était attentive à ce qui pouvait lui permettre d'y rester. Le massacre de Yelwa lui offre cet alibi. Le 2 mai 2004 à Yelwa (Plateau), une milice armée décrite comme chrétienne et appartenant à la communauté Tarok attaque la ville majoritairement musulmane. Le nombre de morts, ahurissant, oscille entre 200 et 600 selon les sources, plusieurs mosquées et des dizaines de maisons sont détruites. Des milliers de personnes fuient la ville. Le couvre-feu est instauré à Yelwa pendant la nuit. Quelques jours plus tard, le 11 mai 2004 à Kano, dix mille personnes manifestent pour demander des comptes au gouvernement sur la tuerie de Yelwa. La manifestation est convoquée par des organisations musulmanes qui cherchent à tirer profit du massacre de Yelwa en stigmatisant les chrétiens d'un côté et le laxisme de l'Etat de l'autre. Mais les manifestants ne s'en tiennent pas aux revendications. A la suite de la manifestation, des magasins, des voitures et de nombreuses maisons sont pillés et saccagés. Des barricades sont dressées par les émeutiers dans le centre-ville. Les affrontements avec la police, qui tire à balles réelles, se multiplient. Il y a 10 morts et le couvre-feu est déclaré en fin d'après-midi jusqu'au lendemain. Le 12 mai, après une nuit d'affrontements, la police contrôle le centre-ville et en bloque tous les accès. Le centre inaccessible, les affrontements se diffusent aux quartiers périphériques. Des douzaines de maisons sont pillées et incendiées, douze églises sont brûlées ainsi qu'une trentaine de voitures. Privilégiant l'interprétation et le commentaire au descriptif précis des faits, l'information annonce des chiffres qui varient du simple au centuple. Le nombre de morts fluctue de 36 à 600, celui des blessés entre 40 et 500, il y aurait 45 arrestations. Entre 5 000 et 30 000 personnes fuient la ville pour se réfugier dans des camps dans les Etats voisins. Le jeudi 13 mai, seules les balles de l'armée qui s'est massivement déployée dans Kano arrêtent les manifestants : un rassemblement est dispersé au prix de 40 nouveaux morts. Enfin le vendredi 14 mai, après la prière du vendredi, la révolte reprend brièvement avec l'incendie de plusieurs maisons et de deux églises.

Alors que pour le massacre de Yelwa l'information dominante maniait une explication simple qui répondait à ses critères ethnico-religieux, elle est complètement dépassée par l'intensité et la généralisation de l'émeute de Kano. Les explications sont contradictoires, les chiffres qui sont aussi très élevés ne sont pas sûrs et le prétexte ne suffit plus à masquer la révolte. Les responsables religieux, qui récupéraient sans scrupule les morts de Yelwa, dénoncent vigoureusement les saccages et les pillages et sont brusquement indifférents aux morts de Kano. La révolte a revêtu plusieurs formes à différents moments : après une critique large allant des représentants religieux aux marchandises, elle s'est progressivement repliée sur des cibles plus partisanes, maisons et églises, ce qui montre que l'encadrement est revenu. Seuls les affrontements avec l'armée et la police ont marqué une constante dans l'émeute, le nombre de morts révélant le niveau de répression. L'état d'urgence est décrété pour une durée de six mois dans le Plateau par le gouvernement, et l'information aux ordres ne relate plus rien de ce qui se passe du 14 au 18 mai. Pourtant, des traces de révolte nous parviennent le 21 mai dans le Plateau où plusieurs affrontements ont lieu et provoquent la mort de 30 personnes sans que l’information ne daigne préciser la nature des affrontements. Le 28 mai, à Jegakm dans le Kebbi, des affrontements entre chrétiens et musulmans s'accompagnent d'incendies d'églises et de commerces. Il y a 4 morts. Ce qui semble indiquer que le mouvement de révolte se poursuit, toujours aussi indistinct dans sa forme.

Trois semaines après l'émeute de Kano, le 8 juin 2004, à quelques centaines de kilomètres de là, l'émeute de Numan (Etat d'Adamawa) réactive les mêmes ressorts religieux. Alors que des maçons reconstruisent une mosquée détruite quelques mois auparavant par des non-musulmans mécontents, l'Oba chrétien des Bachama n'apprécie guère que le nouveau minaret surplombe son jardin et fasse de l'ombre à son palais. Il s'en plaint au conseil municipal, qui sursoit à la construction le temps soi-disant de trouver un accord. La temporisation cependant ne touche pas la construction de la mosquée, qui se poursuit. Un rassemblement de colériques contre la construction se régénère en émeute qui s'étend plus largement que sur le parvis de ladite mosquée. Une vingtaine de maisons sont détruites et trois autres mosquées sont incendiées. L'armée est déployée avec ordre de tir à vue : 7 morts. Le couvre-feu est décrété et le chef Bachama est démis de ses fonctions.

La richesse des trois émeutes du printemps nigérian montre une vitalité et une inventivité inédite depuis le mois de janvier. La présence de groupes armés si elle est avérée en amont de l'émeute n'est pas avérée dans ces événements. L'encadrement même vacille en permanence et les religieux ont besoin de l'appui de l'information occidentale pour rétablir leur version des faits. Les trois émeutes de Makarfi, Kano et Numan montrent dans leur entrelacement la puissance du négatif qui s'exprime au nord du Nigeria. Après le 8 juin, l'information occidentale ne rapporte plus aucune émeute au Nigeria pour plusieurs mois. Pour autant, les gueux nigérians ne vont pas cesser de s’émouvoir.

 

4. De juin à septembre

Les okadas font une nouvelle apparition le 12 juin à Ipetu Ijesa (Etat d'Osun). Suite à un accident de la route entre des policiers en voiture et un okada à moto, le commissariat de la ville est attaqué, les maisons des policiers sont pillées et cinq de leurs voitures sont incendiées. Comme à Bida le 13 février, le statut de transporteur a été troqué pour l’état d’émeutier. Les affrontements durent deux jours. Il y a 2 morts.

Les mois de juillet et août 2004 sont des mois où aucune fronde nigériane n'est repérée par le laboratoire. Cela ne signifie pas que le négatif ne s'est pas exprimé, mais plutôt que nous n'avons pas eu les moyens de le distinguer de son acolyte encombrant, l’affrontement entre milices.

En septembre, rumeur et sorcellerie réapparaissent dans le négatif. Le 23 septembre à Ofagbe (Etat du Delta), sur la rumeur d'un meurtre rituel, le palais de l'Oba est incendié ainsi qu'une trentaine de maisons. L'Oba fuit la ville, avec 10 000 sujets. L'Oba manquait au tableau de chasse des révoltés de 2004 ; c'est chose faite.

Quelques jours plus tard, le 29 septembre à Lagos (Etat de Lagos), plus grande ville du Nigeria, les area-boys émergent dans l'information. Très présents en 2003, les area-boys étaient très utiles aux journamerdeux qui leur attribuaient tous les actes de délinquance de Lagos en greffant de temps en temps sur la diffamation première le prétexte d'un encadrement ethnique. Organisées, les bandes d'area-boys quadrillent les quartiers, alimentent les petits trafics et se vendent parfois comme hommes de main. Mais comme pour les okadas ou les vendeurs ambulants, être area-boys ne répond pas à un déterminisme absolu. Comme le montre l'émeute du 29 septembre, les area-boys se dévêtent parfois de leurs attributs pour rejoindre la joyeuse bande d'anonymes émeutiers. Une station-service est attaquée, quinze bus de la ville sont saccagés et quatre magasins pillés et incendiés. L'information locale, fidèle à sa condamnation morale de la délinquance, limite la portée de cette belle émeute qui réunit pourtant attaques de la municipalité et de la marchandise.

 

5. En octobre, deuxième et dernière incursion de l'information occidentale dans l'émeute nigériane

Le 11 octobre 2004, l'information occidentale réarticule quelques borborygmes, visqueux comme du pétrole, après un silence de plusieurs mois. Le Nigeria est parmi les premiers producteurs mondiaux de la précieuse ressource. Si l'Etat dans son ensemble, depuis l'Oba local jusqu’au président général de la fédération, est organisé pour et par la redistribution de la rente pétrolière, le Nigérian moyen, lui, non seulement ne voit pas le bénéfice de la rente, mais en plus, y contribue fortement en payant très cher le litre d'essence. Et véritable paradoxe, comme l'essence vient régulièrement à manquer dans ce pays, les prix de l'essence augmentent tout aussi régulièrement. Quand la crapule syndicale annonce une grève de quatre jours contre l'augmentation du prix des carburants, l'information occidentale a enfin une bonne raison de dérouler ses commentaires sur le cours du baril de brut, et sur la santé des compagnies pétrolières qui, inch'allah, ne seront pas touchées par la grève. L'information nigériane se range derrière le blabla économique, mais alors qu'elle copie scrupuleusement le blabla religieux et ethnique, elle fait preuve de plus d’autonomie lorsqu’il s’agit d'économie. Elle se place en suiviste d'appoint, en offrant une tribune aux syndicats crapules. Leurs cheffapaillettes se pavanent sans vergogne et déblatèrent sur des dizaines de pages, interviewés par des journalisses complaisants.

La grève générale qui démarre le 11 octobre pour quatre jours n'est pas vraiment débordée. Les défilés sont clairsemés et peu sujets aux dérives, la coercition des syndicats est telle que les commerces acceptent de fermer un jour. Mais dès le deuxième jour, le mouvement s'effiloche et se termine comme prévu par des négociations entre les syndicats et le gouvernement qui aboutissent sans surprise à l'augmentation, mais négociée, du prix de l'essence. Malgré l'encadrement triste et organisé comme un service d'ordre, deux manifestations virent à l’émeute. A Lagos (Etat de Lagos) le 11 octobre, un petit affrontement autour de barrages de route dans des quartiers chics intimide quelques hommes d'affaires par trop effrayés pour ne pas donner leur portefeuille. Des pare-brise sont justement brisés et la police tire des lacrymogènes. A Kaduna (Etat de Kaduna) par contre, la manifestation se prolonge par l'installation de barricades sur lesquelles les émeutiers affrontent la police, qui tire. Il y a un mort par balle et une quarantaine de blessés. La routine. Le 12 octobre à Port Harcourt (Etat de Cross River), le déroulement des faits est très proche de celui de Kaduna. Des routes sont coupées par des barricades de pneus enflammés. La police réplique aux jets de pierres par des balles. Même score qu'à Kaduna : un mort.

Deux morts et deux jours plus tard, la grève s'arrête et l'information occidentale ayant épuisé tous ses arguments ne reviendra plus au Nigeria en 2004. Même quand, le 18 octobre, la grève connaît une suite inattendue à Kaduna. Ce jour-là, les flics s'affairent dans le cimetière du quartier Tudun Wada, en tentant d'enterrer vite fait bien fait dix-neuf corps. Les habitants du quartier s'étonnent : y aurait-il un lien entre ces corps et les manifestants disparus après l'affrontement du 11 ? La flicaille affirme qu'il ne s'agit que des corps de simples voleurs qui n'ont que mérité leur sort de morts. Pourtant la rumeur de l'enterrement clandestin se propage, le rassemblement autour du cimetière grossit et l’indignation et la colère montant, les manifestants assaillent la police. Un commissariat est attaqué. L'armée est déployée. De nombreux habitants fuient le quartier par peur des représailles. Que ces morts soient des manifestants du 11 semble très probable. Et l'on s'aperçoit alors que l'information dominante, toute à son radotage économique, a possiblement occulté la répression de la manifestation du 11 octobre à Kaduna.

 

6. Vitalité de la révolte

Les deux derniers mois de l'année sont riches de trois émeutes, une en novembre et deux en décembre. L'émeute qui démarre le 10 novembre à Onitsha et Awka dans l'Etat d'Anambra dure deux jours. Elle marque une exacerbation extrême des disputes politiciennes (au sein même d'un parti deux candidats sont prêts à s'affronter jusqu'à la mort) et le dépassement de la dispute politique par l'émeute. Le 10 novembre 2004, sur fond de mésentente pour la constitution des listes électorales pour les élections prévues en décembre, le gouverneur en place et le chef de son propre parti, chacun depuis son fief, les villes d’Awka et d’Onitsha, règlent leurs comptes par milices interposées. Dans les deux villes, de nombreux bâtiments publics sont incendiés : bureaux du gouvernement fédéral, bureaux de députés, siège de la commission électorale. Deux stations de radios sont également incendiées, marquant la première attaque sur les médias connue en 2004 au Nigeria. L'entrée des gueux dans la dispute l'élargit, la rend plus joyeuse et la transforme en émeute. Le pillage et les saccages s'étendent à des cibles apparemment non désignées : magasins, voitures, maisons. A Onitsha, des barricades sont dressées sur le pont au dessus du Niger et bloquent l'accès à la ville. Le 11 novembre, l'armée est envoyée en renfort d'une police totalement dépassée, et potentiellement à la solde d'un des deux caciques. Les fusillades provoquent la mort de 7 à 27 personnes. Il est difficile de saisir plus précisément les faits. L'information nigériane se concentre sur l'écriture du scénario shakespearien de la dispute entre les représentants locaux et écarte toute mention précise de la révolte, vraiment trop en décalage avec son propos.

Un mois plus tard, le 19 décembre à Ora-Igbomina (Etat d'Osun), un gouverneur plus indécis que celui d'Onitsha désigne un deuxième Oba pour la petite localité de 5 000 habitants. Deux rois pour un même royaume, Shakespeare n'est pas loin. Mais la pièce n'aura pas lieu, l'émeute coupant court à son déroulement. Alors qu’ils sortent pour fêter son investiture, les partisans d'Oba-2 rencontrent sur leur route ceux d'Oba-1. Les conciliabules tournent à l’affrontement qui embrase la petite ville. Une vingtaine de maisons sont détruites et cinq voitures, garées devant le palais d'Oba-2, sont incendiées. Il y a 6 morts et 30 blessés dans les affrontements. L’Oba-2 fuit la ville, avec une partie de ses partisans. Il perfectionne ainsi la grande spécialité des Obas, déjà bien éprouvée en 2003 : la fuite, accompagné de leurs sbires, après que leur palais a été incendié par des gueux en colère.

Une quinzaine de jours plus tard s'annonce le pénible rituel du 31 décembre, avec sa bonne humeur obligatoire, mais l'émeute d'Asaba (Etat du Delta) redonne du sens au nouvel an 2005. Convoitant le même terrain à des fins propres, deux groupes de jeunes issus de deux villages voisins (Ogbe-Osowa et Ogbe-Ibo), choisissent de se battre dans le centre ville d'Asaba pour régler leur différend. S'en prenant d'abord aux maisons d'un camp et de l'autre, très vite la fête se généralise avec l'incendie d'une vingtaine de voitures et le pillage de plusieurs commerces. Deux sièges de journaux locaux sont saccagés, et l'information ainsi dûment remerciée pour ses déloyaux services en 2004. Une vingtaine de personnes sont arrêtées. L'enthousiasme et la bonne humeur qui se dégagent de l'émeute d'Asaba, où même les policiers tout à la fête en ont oublié de dégainer leurs pistolets, closent l'année 2004 par un nouvel an enfin renouvelé.

 

Conclusion

Au Nigeria, le mouvement de révolte est généralisé mais diffus et ne présente pas de perspectives claires. Pris entre l’Etat et l’information, il se dégage difficilement d’un encadrement sophistiqué et rodé. L'Etat, fédéral et provincial, est la cible principale des émeutiers. Mais alors qu'il est attaqué de tous côtés, il ne semble pas véritablement menacé. Habile manieur de la division, il pratique la démission forcée des gouverneurs ou la création d'un échelon administratif supplémentaire et se dégage ainsi, en partie et pour un temps, de la colère des gueux. La structuration même de l’Etat, fragmenté administrativement (Fédération, Etats, gouvernements locaux, communes) et s’appuyant simultanément sur une double représentation politique (élus) et communautaires (Oba et organisations ethniques) résulte de l’existence d’une guerre complexe de condottiere. Même si les émeutes de 2004, joyeuses et imprévisibles, échappent et dépassent les organisations armées, la révolte au Nigeria apparaît surtout à ces occasions. De ce fait, elle reste pour l’instant en grande partie limitée et masquée par ces conflits. La séparation des émeutiers est une des conséquences de l’information dominante ; séparation géographique, entre le Nord et le Sud pour l’information nigériane ; séparation thématique, entre trafiquants de pétrole et musulmans fondamentalistes pour l'information occidentale qui ne s’intéresse au Nigeria que si elle peut y justifier ses divisions du monde. Prenant la main sur l'information locale dès qu'il s'agit du nord du pays, elle n'en reste pas moins engluée dans des démonstrations qui se révèlent bien limitées quand on s'aventure au cœur des trois émeutes d'avril, mai et juin 2004. La diversité, l’ampleur et le nombre des émeutes au Nigeria ont permis l’expérimentation de fréquents dépassements. Multiple dans sa forme, ses prétextes et sa localisation géographique, l'émeute est une entrée largement partagée dans le débat au Nigeria à l'échelle de notre observation.

(Laboratoire des frondeurs, septembre 2005)