Laboratoire
des
FRONDEURS

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Deux tentatives exemplaires d’exploration du monde au milieu du Pacifique

 

 

« Sans cesse se produisent, dans la vie commune, de ces émotions, de ces impressions, de ces impulsions, d’où est sortie la notion de mana. » (Marcel Mauss)

Soudaines et puissantes, les révoltes d’Honiara et de Nuku’alofa sont des événements où souffle l’aliénation, où la présence de la totalité affleure, où le débat du monde, une fois engagée la critique de l’Etat et des marchandises, semble à portée de main. Ces émeutes ouvrent des brèches profondes dans les Etats concernés. D’autant qu’on n’y voit pas, du côté des révoltés, de traces de partis ou de pensées dogmatiques. Ce sont des explorations ponctuelles de la nature du monde dont, à deux ans de distance, on ne connaît pas de suite ; c’est là leur principale faiblesse. Elles affirment que, dans l’émeute moderne, l’accomplissement de l’individu n’existe que dans le débat de la totalité, et que les marchandises sont désormais envisagées comme des obstacles à la communication entre les individus. Ces révoltes sont des fêtes énormes, s’étalant sur plusieurs jours avec pillages, saccages et vengeances où dominent le rire de celui qui nie et attaque un ordre au nom de sa vie, et l’impatience de celui qui explore pratiquement le monde.

 

Le 18 et le 19 avril à Honiara

Au cœur de la Mélanésie, au milieu de l’océan pacifique, à quelques îles de distance de l’Australie, un Etat archipélagique peu connu dans le débat du monde surgit le 18 avril 2006. Les îles Salomon, un pays membre du Commonwealth et indépendant depuis 1978, compte 450 000 habitants répartis sur une douzaine d’îles principales et parlant quelques quatre-vingt langues différentes. Dans la capitale Honiara, sur l’île de Guadalcanal, la nouveauté trace son domaine ce jour-là : une offensive d’une intensité inégalée dans cet Etat met à bas un gouvernement, s’en prend aux marchandises et fleurte avec l’insurrection. Comment le débat est-il venu aux salomonais ? Comment des salomonais en sont venus à ce débat qui intéresse l’ensemble des humains ?

Comme ailleurs, à Honiara, les marchandises à l’abri des vitrines ont établi leurs campements dans les désirs et les croyances, elles ont beaucoup promis et peu accompli ; l’Etat enserre chacun dans ses dogmes et ses règles arbitraires, et maintient un ordre des hommes et des choses par l’intermédiaire de ses représentants, qui ont beaucoup menti et trahi ; la famille pèse sur chaque individu comme un lourd couvercle qu’il faut ouvrir d’urgence, comme une chape de convention et de morale à pulvériser. Les jeunes d’Honiara ont du mana à revendre : ils veulent connaitre le monde entier et ont leur vie à accomplir. Mana signifie « être efficace, être vrai, être accompli, être puissant ». Ainsi, comme dans les grandes révoltes, mana indique une direction et un but à l’action : l’accomplissement, la vérité. Le nom mana désigne une relation de l’individu à l’esprit, une circulation de la pensée : ce qui se communique de pensée d’un être à une chose et vice-versa, et ce qui se communique d’un être à l’autre. Le mana constitue la valeur des choses et des personnes, il est la richesse. Ce que je nommerai par la suite mana, j’aurais pu l’appeler négatif ou aliénation de la pensée qui est la source de toute richesse. L’émeute elle-même a du mana : le mana, sorti de sa dimension rituelle, est l’idée d’un jeu avec l’esprit qui ne perd pas de vue le but.

Le mana rapproche ceux qui en usent. A Honiara, des jeunes, hommes et femmes, affluent des îles voisines pour échapper à l’ordre oppressant de leur village, « animés du désir de tout voir, de tout essayer ». Les marchandises derrière les vitrines sont ce monde dont ils aimeraient bien savoir de quoi il est fait. « Ils commentent très longuement l’affiche des cinémas en spéculant à voix haute sur les qualités du film ainsi annoncé ». Ces jeunes spéculateurs, surnommés les masta liu – liu signifie en pidgim mélanésien « déambuler, trainer sans but »  enthousiastes, pauvres, désœuvrés, libres et parfois menaçants inquiètent et fascinent. En rupture par rapport à l’ordre de leur île d’origine, sensibles aux promesses d’un monde extérieur mais ne s’en satisfaisant pas, à la recherche d’un passage vers la totalité, les masta liu sont le moteur de la révolte du 18 avril et leurs désirs, son carburant. S’ils trainent parfois sans but apparent, c’est qu’ils sont partis à sa recherche. Car si l’on en croit un certain Fraenkel, « urban disturbances in the 1990s had regularly been joined by under-employed youths hanging around aimlessly in Honiara (the notorious ‘masta liu’) ». J’en conclus hardiment que les masta liu ont deux buts connus qui convergent entre eux, et rejoignent les miens : vérifier de quoi est fait le monde et s’accomplir. Aussi les émeutes de 1989, 1993 et 1998 à Honiara, où la présence des masta liu est attestée, se sont régulièrement accompagnées de pillages.

Si le mana est ce qui donne la richesse et ce qui rend riche, les masta liu savent d’expérience que le mana réside dans la critique pratique. Si une pierre, qui prend son envol et atterrit sur la face d’un policier, a indéniablement du mana, le briquet et la flamme qui provoquent l’incendie d’un commerce ou d’un grand hôtel en ont d’autant plus. Par l’émeute, l’esprit approfondit son mouvement ; le mana circule alors entre les êtres et les choses, comme le feu se propage d’un bâtiment à l’autre, invitant à reconsidérer la richesse, les choses qui existent et l’ordre de la société.

Mais à partir de 1998, la négativité a été canalisée dans une dispute stérile pour les ressources foncières autour d’Honiara durant laquelle des groupes armés des jeunesses de Guadalcanal (connu sous le nom de Mouvement Isatabu pour la Liberté) ont affronté des squatteurs venus de l’île voisine de Malaita. Au prétexte d’arrêter ces prétendus affrontements interethniques, l’Australie s’est donnée mandat, à travers le Forum des Iles du Pacifique, pour constituer une force militaire baptisée Régional Assistance to Solomon Islands (Ramsi) qui s’est déployée en 2003. De 1998 à 2006 le débat et les expériences pratiques des habitants d’Honiara ont paru être pris dans les filets d’affrontements armés stériles et de pseudo-disputes de politiciens. Depuis, les îles Salomon sont un Etat dont les finances publiques ne doivent leur salut qu’aux contributions périodiquement versées par Taïwan, et dont le gouvernement est sous la tutelle du gendarme australien. La corruption des politiciens est notoire : l’achat d’une voix de député à l’assemblée se négocie entre 3 000 et 5 000 dollars.

Pour comprendre le 18 avril 2006, il manque encore l’étincelle ; ce qui provoque l’émotion collective, à l’occasion de l’élection d’un nouveau premier ministre. Je pourrais évoquer un précédent troublant : le 7 avril, dans une autre île de l’archipel mélanésien, à Daru, en Papouasie Nouvelle-Guinée, une grève de policiers déclenche le pillage de deux centres commerciaux par les résidents ; ce pillage a bien pu inspirer ceux d’Honiara onze jours plus tard, mais aliénation-mana ! voilà une hypothèse bien difficile à prouver. Le 18 avril à Honiara, l’assemblée des députés, fraichement élue le 5 avril, désigne un premier ministre pour remplacer Allan Kemakeza, corrompu et détesté pour sa servilité envers l’occupant australien. L’assemblée, pourtant largement acquise à l’opposition, désigne contre toutes les attentes Snyder Rini, une marionnette déjà ministre du gouvernement précédent et impliquée dans des affaires de corruption. Le bruit court immédiatement que pour atteindre la majorité, des voix de députés ont été achetés, ce qui est fort probable au vu des tarifs en vigueur. Apprenant ce résultat, 200 à 300 partisans de l’opposition se réunissent à midi devant le parlement. Quelques heures plus tard, répondant aux annonces faites à la radio, le nombre de manifestants grossit et malgré les multiples appels au calme lancés par les politiciens, les mécontents se sentant dupes d’une mauvaise farce se font de plus en plus menaçants. Brusquement ils abreuvent de pierres volantes les forces de police de la Ramsi, mettent le feu à sept de leurs véhicules. A grand renfort de tirs de gaz lacrymogènes, l’ex et le nouveau premier ministre sont évacués du parlement sous une pluie de cailloux. Les autres parlementaires assiégés dans le parlement y passeront une bonne partie de l’après-midi.

Le reste de l’événement, c’est le prétexte que saisissent les jeunes d’Honiara pour poursuivre sur d’autres terrains cette offensive. Si les tirs de gaz lacrymogènes autour du parlement ont bien provisoirement dispersé les manifestants, ils se sont regroupés en plusieurs petits groupes qui en formeront de plus grands et se lanceront à l’assaut des magasins. Tandis que certains tentent d’incendier le parlement, d’autres se regroupent, à cinq minutes de là, dans le quartier des affaires. Des « opportunist looters » se joignent à ces derniers - probablement des masta liu qui ont trouvé un but. Mais il y a là bien plus que des masta liu ; si l’on en croit un témoin, « the looters were men, women and children, a mixed bunch from all provinces ». Dans les quartier de Central Market et de King George VI market, ils sont rapidement un millier de fêtards « made braver by alcohol taken from the looted shops» à piller les supermarchés, tandis que, dans le quartier de Point Cruz, un autre groupe de plusieurs centaines d’émeutiers attaque le siège de la Ramsi et dévalise les commerces.

Les biens pillés parmi lesquels des vélos et des matelas sont entassés dans les bureaux ou les maisons du centre-ville avant d’être transportés dans les faubourgs ; même les patients d’un hôpital voisin participent au pillage, entassant les marchandises volées dans leurs chambres. 120 policiers ont été déployés. Dès qu’ils tentent de s’interposer, les policiers de la Ramsi reçoivent bouteilles vidées, pierres et bombes incendiaires fabriquées surplace, et se replient. Après coup, les commentateurs en seront réduits à constater la fin des divisions ethniques que les gestionnaires s’étaient appliqué à mettre en place depuis 1999 : « The protestors, a plethora of races, from Solomon, Island’s, who little over a year ago were at war, were now united against the government ».

Dans un troisième temps, le pillage s’étend au quartier commerçant de Chinatown et prend des proportions jusque là inconnues. C’est aussi le moment où les émeutiers passent du vol massif de marchandises à leur destruction ; les marchandises sont alors critiquées comme des obstacles au débat en cours qui, par leur existence même, entravent la communication entre les individus, et dont la prétendue richesse est usurpée (la preuve en est donnée par le feu). Parti du centre-ville, un groupe d’émeutiers rejoints par d’autres descend l’avenue Mendana jusqu’au quartier de Chinatown situé sur l’autre rive de la rivière Mataniko. Là, 1 000 à 1 500 individus décidés érigent les barricades, entament un pillage des commerces en y mettant systématiquement le feu. Si certains gros commerçants chinois, tenus pour responsable d’avoir acheté les voix des députés et influencé le résultat du vote, sont particulièrement ciblés – ce qui constituera après-coup un argument pour calomnier la révolte – des commerces n’appartenant pas à des chinois sont aussi saccagés. Rapidement le quartier flambe par les deux bouts : 57 bâtiments seront détruits. Sur l’île voisine de Malaita, le commissariat d’Auki est assailli par 150 émeutiers et quelques bâtiments sont incendiés ; cependant, la propagation de l’émeute ne va pas au-delà et ne s’étend pas à d’autres îles.

Mais revenons à Honiara : « Honiara city is off limits. There are police roadblocks set up, that's obviously to try and stop others joining the looters. » Aux abords de la ville, les barrages de police empêchent les curieux et les émeutiers potentiels de gagner le centre ville. Plusieurs petits groupes y combattent la police autour du parlement, à Point Cruz et à Central Market ; les affrontements se poursuivent dans la soirée dans ces deux derniers quartiers. A 2 heures du matin, les incendiaires et les pilleurs qui ont réduit Chinatown à un tas de centre – 90% du quartier est détruit – changent de cible : 500 émeutiers ivres de boissons mais d’une féroce lucidité attaquent le complexe de tourisme et de loisir du Pacific Casino Hôtel qui sert de résidence à des notables politiques et à de nombreux officiers de la Ramsi, en grimpant machettes et bâtons à la main jusqu’au premier étage sous les yeux ébahis des policiers ; leur assaut est dans un premier temps repoussé. Dans le centre ville, des résidences de notables sont saccagées et incendiées. Dès l’aube et jusqu’à midi, 300 émeutiers sont signalés à Central Market, tandis qu’ils sont un millier à Chinatown à encercler l’hôpital où les policiers australiens ont établi leur poste de commandement. En début d’après-midi, 1 000 personnes attaquent un grand magasin de matériel électronique. Puis 250 émeutiers attaquent de nouveau le Pacific Casino Hôtel qui, cette fois-ci, est incendié après avoir été pillé. Encouragés par cette victoire, 400 à 500 insatiables pillent les magasins environnant un supermarché déjà vidé. Le gouvernement déclare l’état d’urgence et décrète le couvre-feu entre 18 heures et 6 heures du matin. Ce qui n’arrête pas immédiatement les émeutiers.

Informées de l’imminence de l’arrivée de soldats australiens, 200 à 300 personnes vont jusqu’à la résidence du gouverneur général à Kukum pour réclamer la démission de Snyder Rini : ils menacent simplement de « brûler toute la ville » s’ils n’obtiennent pas satisfaction. De retour vers le centre ville, ils brûlent en chemin la résidence d’un conseiller de Kemakeza, puis érigent une large barricade sur toute la largeur de l’autoroute. Ils pillent et incendient une partie du marché de Kukum, et les magasins du quartier de Ranadi. Alors que les révoltés caillassent les patrouilles de police et leur tendent des guets-apens, 60 soldats se replient. En ville, les émeutiers par petits groupes déambulent ivres au milieu des immeubles en flammes. Mais dans la soirée le débarquement de 200 militaires et policiers australiens marque l’arrêt de la longue journée de révolte du 18 et du 19 avril.

Sept jours plus tard, un dénouement survient. Le 26 avril, des députés changent une nouvelle fois d’avis. Probablement ébranlés dans leurs conviction par la révolte de la semaine passée, ils se rangent à l’opposition : Snyder Rini démissionne, Manasseh Sogavare est élu premier ministre. La démission de Snyder Rini déclenche des manifestations de joie dans les rues d’Honiara.

L’information dominante installe rapidement une multitude de faux débats pour occulter la révolte et la profondeur de la critique de l’Etat et des marchandises : elle présente principalement l’événement comme une attaque raciste visant les chinois de l’île ; sur un mode parfaitement délirant, elle évoque une influence occulte de Taiwan ou de la Chine dans l’organisation de la révolte ; tandis que les politiciens salomonais dénoncent l’inefficacité de la police de la Ramsi et, par ce biais, la rendent responsable du déclenchement de l’émeute et donc par extension, de l’émeute ; que le gouvernement australien dénonce à son tour la corruption des députés salomonais, puis accuse directement certains responsables de l’opposition d’avoir planifié et organisé l’émeute ; et qu’enfin, le nouveau gouvernement de Manasseh Sogavare dénonce l’ingérence des australiens dans les affaires de l’Etat salomonais. Répondant au stimulus, les dépêches d’agence, la bave aux lèvres, ne cesseront de relier la révolte aux affrontements interethniques antérieurs, répétant inlassablement leur calomnie, alors que de nombreux témoins souligneront a posteriori que « in a strange way [creusons le bizzare !] the riot and the related looting unified all ethnics groups ». Toutes ces thèses qui se juxtaposent, se contredisent et s’entrecroisent convergeront vers une certitude qui montre que la diffamation tient : l’information dominante ne sait pas bien lequel, mais un complot est à l’origine des émeutes. Ce sera d’ailleurs la conclusion officielle d’un rapport officiel sur les émeutes d’Honiara. Mais dans le débat en cours, le mana et l’afflux massif de pensées par l’émeute ont redistribué les cartes. Parmi les interprétations antérieures, aucune ne tient plus le coup face à l’évidence d’une attaque délibérée contre l’Etat et les marchandises aussi puissante qu’inattendue. Et l’impuissance doit multiplier les argumentations fallacieuses pour cacher ce qu’elle ne peut plus ne pas voir, et ce qu’elle veut immédiatement oublier : son ordre détesté, haï est maintenant attaqué par un puissant mouvement de la pensée. L’Etat et le tissu inflammable des marchandises ne tiennent plus que sur la béquille de la force militaire d’un Etat étranger.

 

Nuku’alofa le 16 et le 17 novembre 2006

L’étendue d’océan qui sépare la Mélanésie de la Polynésie est traversée par la pensée. Comme une idée franchit plusieurs milliers de kilomètres à la vitesse d’un battement de cils, elle peut aussi bien prendre ses aises et divaguer, on ne se sait où, ni comment, ni pourquoi, pour reparaitre brusquement sept mois après. Pourtant, de mai à juin 2006 les émeutiers de Dili au Timor Oriental vont eux-aussi tâter du pillage. A la suite d’une rébellion d’ex-soldats contre le gouvernement, ils vident des entrepôts d’aliments du gouvernement et de l’Onu, des commerces, des bâtiments du gouvernement et des résidences de politiciens, avant que la révolte ne soit encadrée par des gangs rivaux et récupérée par les partis politiques.

Sur la manière dont la révolte de Salomon a été connue à Honiara, nous n’avons que des suppositions : des comptes-rendus journalistiques, des images télévisés, et quelques émeutiers peut-être, ont fait le voyage. Mais le résultat est là : les expérimentations du mana se poursuivent. A Tonga les émeutiers se saisissent des premiers rudiments de pensée élaborés aux Salomons. Renchérissant avec brio sur les arguments précédents, ils approfondissent la critique de l’Etat et des marchandises dans le sens où le mana entend la communication : une circulation du négatif médiatisée par la totalité, l’esprit. La courte offensive du 16 et du 17 novembre 2006 à Nuku’alofa est une fête renversante, avec grand pillage et explosion durable de l’Etat à l’appui, à travers laquelle les îles Tonga font une belle entrée dans l’époque moderne. A la différence de celle d’Honiara, sept mois auparavant, cette révolte dans la capitale est une première : la patrie de l’amour fait honneur à son nom.

A la mi-novembre 2006, l’opposition démocrate qui a, depuis quelques jours, installée ses tentes dans le parc de Pangai Si’i, tient un meeting permanent devant le parlement, dans la capitale Nuku’alofa. Dans ce minuscule Etat de 100 000 habitants, formé d’un archipel d’îles situé à 2 000 km au Nord de la Nouvelle-Zélande, une famille royale, qui possède quasiment tout à titre privé, gouverne. Le régime est une monarchie constitutionnelle, dirigée par un monarque peu apprécié, George Tupou V, assorti d’un parlement où figurent assemblés des nobles en quantité et une minuscule poignée de députés élus. Les partis d’opposition demandent à ce nouveau roi une réforme du mode de désignation des députés, qui leur donnerait plus de sièges où poser leurs postérieurs.

Ce jeudi 16 novembre est le jour de la dernière session du parlement pour l’année 2006. Alors que les députés regagnent leurs bureaux après que la séance a été ajournée, les manifestants se rendent compte qu’aucune réforme n’a été votée. Un millier de personnes attaque les bâtiments administratifs : le parlement, les bureaux du premier ministre, le trésor et la cour suprême subissent la colère. Voyant la tournure prise par les débats, l’opposition tente de réunir les émeutiers pour un long meeting, qui se transforme en fête middle-class : « at Pangai Si’i rioters are still jumping and dancing to loud music and the park opposite parliament is full of people » ; c’est effrayant ! commente une journamerde qui n’a encore rien vu.

Beaucoup préfèrent s’adonner à des plaisirs inconnus : on vide les épiceries à proximité du parlement pour y chercher bières et alcools forts. Les émeutiers se dirigent ensuite vers le centre-ville avec quelques intentions bien précises, des idées à mettre en pratique, et des comptes à régler. « Les jeunes ont d’abord pillé le supermarché de Fred Sevele, le premier ministre (...). Ils ont commencé à boire, puis ils ont pillé un second magasin, et là ils ont continué à s’enivrer. A partir de ce moment là, plus personne ne pouvait les contrôler. Ils ont distribué l’argent des tiroirs caisses, et ils ont procédé au pillage en règle de tous les magasins, pâté de maisons par pâté de maisons. Ils ont incendié la plupart des commerces et des entreprises du centre-ville, dont les bureaux de la compagnie d’électricité, (…) le Pacific Royal hôtel [et les bureaux d’une société de téléphonie mobile] qui appartiennent au roi Tupou V. »

A considérer les cibles - entreprises, supermarchés et hôtels appartenant à la famille royale ou à des responsables du gouvernement - l’attaque sur les marchandises prolonge l’offensive contre le gouvernement. Les biens des membres du gouvernement sont visés en premier lieu par une critique qui s’exprime ad hominem, et condamne à la fois l’Etat et les marchandises pour l’organisation des hommes et l’évaluation de la richesse qu’ils instituent. Eternisant une communication dépourvue de but entre les humains, les marchandises font obstacle aux débats profonds que recèle le mana. C’est la critique de cette absence de but, qui n’est que la conservation de l’ordre existant, qu’engagent les pilleurs de Nuku’alofa. Les pillages se poursuivent de proche en proche, de commerces en commerces. Et l’atmosphère est à la fête orgiaque : les rires des pilleurs, les sourires des gens assistant dans les rues aux pillages. Partout le sentiment vif d’une liberté inconnue. Les rideaux de fer sont forcés, les vitrines explosées, et les marchandises sont volées : jeunes, vieux, enfants, hommes, femmes sortent les bras chargés d’objets hétéroclites, hilares.

Durant le temps de l’émeute, l’oppression des marchandises sur les pauvres modernes, la misère marchande, est attaquée ; par un renversement pratique, les émeutiers sont désormais la richesse, ici et maintenant, ils ont du mana. Celle des marchandises apparaît comme une usurpation privée de sens ; la pensée inattendue, fluide, qui se réalise et précipite immédiatement dans des actes, la liberté trouvée, prise sur l’ennemi, l’insatisfaction qui se venge de la promesse non-tenue prouve là, contre tout un monde, l’absence de la richesse dans les marchandises et sa présence dans la pratique des émeutiers. Ils sont le débat qui ridiculise les propos péremptoires des marchandises sur l’accomplissement, l’amour et la richesse.

Au fil de la pratique, cédant à des plaisirs et des passions peu explorés, un jeu nouveau apparaît au-delà du vol des marchandises : le feu. Les propriétés des commerçants et des notables sont détruites, les bâtiments pillés terminent dans les flammes, une belle lumière rouge illumine toute la nuit les rues de Nuku’alofa. Tandis que les représentants de l’opposition viennent déclarer à la radio que le gouvernement accepte que 24 des 30 députés du parlement soient désormais élus et appellent à l’arrêt des émeutes, les pillages continuent. D’ailleurs, toute la nuit, des nouveaux venus, attirés par ces passions communicatives, affluent vers la capitale, dont toutes les routes d’accès sont bloquées par des embouteillages ; certains laissent là leur voiture pour terminer le reste du chemin à pied. Au petit matin, les trois quarts des commerces du centre-ville ont été dévastés.

Mais les émeutiers et les pilleurs n’ont pas réussi à se rendre maîtres du terrain conquis. Les policiers peu après le début des incendies ont bloqué l’accès au centre-ville. Le vendredi 17 novembre, les pillages s’étendent à l’extérieur du centre-ville, vers des villages à l’Est ; les commerces chinois sont systématiquement dévalisés. Tandis que dans la capitale, des rumeurs annoncent des attaques prochaines des émeutiers, les sièges de station de télévision ou de journaux sont mis sous la protection de policiers en faction. Ces bâtiments ne seront malheureusement pas détruits, ce qui laissera à l’Etat la possibilité de se réorganiser rapidement ainsi qu’une tribune pour claironner ses mensonges. En soirée, le roi décrète un couvre-feu dans la capitale et sur toute l’île de Tongatapu, et un état d’urgence dans tout le pays. Cependant les pillages se poursuivent encore ponctuellement par petits groupes dans la nuit du vendredi. Le samedi 18 novembre un contingent de 150 militaires néozélandais et australiens débarque sur l’île ; pourtant, dans la nuit du 18 au 19, des pillages sont signalés dans les quartiers périphériques de la capitale et dans des villes voisines. Mais le lendemain, le déploiement militaire met fin à la révolte tandis les quartiers de la capitale sont encerclés par de multiples barrages militaires. Le bilan de la révolte est de 8 morts, tous mis sur le compte des incendies lors des pillages. Le centre de Nuku’alofa est presque entièrement détruit.

« Black Tuesday » ou « Black Thursday » : tous les jours sont noirs pour l’information dominante empêtrée dans la tourmente de l’aliénation. Comme à Honiara, plusieurs théories censées démontrer que l’émeute résulte d’un complot sont avancées. Ce serait une manipulation des commerçants tonguiens pour expulser les commerçants chinois, « les émeutiers ont été payés ! » affirme un entrepreneur néozélandais. L’opposition qui pense avoir eu gain de cause demande en vain le retrait des militaires étrangers, qu’elle voit comme un soutien effectif à la royauté, et réclame en vain l’organisation d’élections anticipées. A son tour, le gouvernement tonguien accuse les représentants de l’opposition d’avoir fomenté la révolte ; certains sont emprisonnés quelques mois plus tard.

Peu de révoltes ont vu naitre dans l’époque récente, des pillages d’une telle ampleur. Ces actes sont à la fois une attaque contre l’Etat par une critique ad hominem de ses représentants et une critique de l’ordre de la société, qui touche son centre et sa limite, la marchandise. Il y a désormais en chacun de nous, un goût certain pour le pillage qui préexiste et ne demande qu’à se cultiver. C’est une passion dominante résolument moderne qui prend forme. Le vol puis la destruction des marchandises sont à la mesure de l’intérêt porté à la marchandise, d’un intérêt qui, dans le cours de l’émeute, évolue. Au fur et mesure que les pillages se développent, la marchandise tend à être considérée de plus en plus comme un obstacle à la réalisation des individus et à leur communication. Par le feu, le mana des marchandises revient vers les émeutiers ; ni moyen, ni fin, le feu est ici la forme de communication dont le contenu est le débat du monde.

A Honiara comme à Nuku’alofa, le débat en cours est brusquement interrompu par le débarquement d’armées étrangères, déployées par un Etat occidental voisin. « Je sais qu’il y a beaucoup de dégâts et je le regrette beaucoup. C’est vraiment une région difficile » gémit, par la voix de son premier ministre,  le gendarme australien. Cela est très clair depuis février 2004, avec le débarquement des militaires français et américains à Port-au-Prince lors l’insurrection d’Haïti : là où un Etat est attaqué, c’est l’ensemble des Etats du monde qui sont attaqués. Car lorsque des émeutiers attaquent une division du monde, c’est le principe même de cette division du monde, l’universalité de l’Etat qui d’un seul coup, est critiquée. Ces actes offensifs ont lieu dans un Etat particulier mais concernent tous les Etats. La taille de l’Etat ne change rien à la portée du débat engagé. La vive critique menée par les insurgés de Nuku’alofa intéresse pour cette raison l’ensemble du monde.

La révolte de Nuku’alofa a créé une brèche profonde dans l’Etat tonguien et un précédent dans le débat. Aucune récupération par des partis ne pourra fonctionner à Tonga ; aussi la répression sera longue. Au cours des trois mois qui suivent les événements, 200 personnes sont arrêtées, soit près de 3 % de la population. Le 1er août 2008 le grotesque couronnement de la crapule Georges Tupou V ne change rien, comme en témoigne ce commentaire d’un journamerde en 2009. « D’année en année, mois après mois, les autorités tongiennes reconduisent les lois d’exception dans le royaume. L’état d’urgence imposé peu après les émeutes de Nuku’alofa, la capitale, en novembre 2006 a maintenant été prorogé de 30 jours jusqu’au 16 février 2009. » Deux ans plus tard, l’Etat tremble encore.

(Laboratoire des frondeurs, mars 2009)


Dossiers de référence :

06 04 18    Honiara        06 SAN 1
06 11 16    Nuku'alofa    06 TON 1