Zahrâ Salmân
 
Critique et Passion de la Révolution Iranienne
(1)

Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes

 

 

C'est une dette envers mon peuple que de faire connaître les significations universelles de son acte, et non seulement ses conséquences désastreuses. En tout cas, les conséquences désastreuses, c'est lui-même qui les subit ; mais les leçons universelles tirées de son expérience, et payées par ses souffrances, appartiennent à tout le monde.

Z. S.

 

 

 

 

Présentation

Que s'est-il passé dans ce coin du monde, presqu'au seuil de l'an 2000 ?

Un peuple refuse de devenir le « Japon du moyen-orient » ? Il piétine, il résiste à passer l'entrée de la « grande civilisation » ? C'est étrange. Cet ingrat veut retourner en arrière ? C'est incroyable, jamais vu. Il n'a pas le droit. A quel titre, au nom de quoi ? Que dites-vous ? Au nom de Dieu ? (1). C'est vraiment archaïque, inacceptable.

Devant la stupéfaction du monde entier, qui suit en direct cet évènement. La terre bouge en Iran, l'Iran tremble, l'Iran s'insurge. L'empire s'écroule. Débacle. Un vieux volcan que l'on croyait éteint s'est mis à cracher. L'éclatement. Le soleil y explose pour plonger l'Iran dans cette Nuit macabre où l'Occident brûle. D'une inexistence émerge une force gigantesque qui fait de cette forteresse des puissances occidentales un Maillon Faible. Faiblesse ou force ? Les géo-politiciens restent pensifs : ne touchez surtout à rien, c'est dangereux, c'est une Poudrière.

Quatre ans passent. Ouf de soulagement. Le volcan s'éteint dirait-on. Une beauté éclatante avait attiré le monde entier pour ensuite le chasser par sa laideur.

Est-elle Inachevée, est-elle Introuvable, cette révolution ? Et puis personne n'en parle plus. Et ce philosophe lucide qui affirmait, en revenant d'Iran, avoir vu de ses propres yeux la « volonté publique » marcher dans les rues de Téhéran, s'est tu peu de temps après. Il doit, aujourd'hui, continuer à penser, comme auparavant, que cette chose est « comme Dieu », on ne peut la rencontrer. Il doit penser qu'il s'agissait d'un rêve.

Et ceux qui en parlent, qu'est-ce qu'ils disent ?

Certains disent : « La révolution iranienne ? Elle est terminée, il y a bien longtemps ». « Elle a échoué comme les autres, on le savait à l'avance », disent d'autres, les enterreurs professionnels des révolutions. « Révolution ? Quelle révolution ? Vous appelez ça une révolution ? Ce déchaînement d'un peuple fanatique sous les ordres d'un fou ? », disent les révolutionnaires scientistes, pour qui ce bouleversement ne peut prendre place dans aucune des cases de leur tableau de classification.

Pourtant il s'agit bien d'une révolution. Et que veut dire échec ou réussite sinon pour ceux qui ne voient dans une révolution que l'aspect d'un renversement de pouvoir, un évènement ponctuel, arrivé subitement et terminé aussitôt : il est bon ou il est mauvais.

Le renversement du régime impérial, en février 1979, était un moment crucial de ce grand et profond mouvement populaire à partir de quoi un nouveau champ s'est ouvert pour l'action politique. Le processus déclenché à ce moment-là chemine et traverse des phases diverses, très douloureuses souvent. D'autres phases leur succéderont et cela toujours dans la continuité et la rupture.

Le bilan scindé de cette révolution sera son grand acquis. Il ne sera pas le travail d'une personne. Le bilan en acte de la révolution iranienne ne sera fait que par le peuple lui-même, dans ses mouvements futurs. Pourtant un bilan provisoire peut être pensé par quiconque se sait de ce mouvement. Chercher des éléments de ce bilan peut consister à repérer des significations universelles du mouvement iranien ; c'est essayer de comprendre où en est le peuple iranien dans le processus qu'il a engagé ; c'est s'engager auprès de lui, le soutenir dans les moments difficiles et cruciaux de son histoire et ne pas se rallier aux opinions courantes qui, hostiles, même sous couvert de pitié, essaient de nier le peuple en enterrant son œuvre.

Le dialogue qui suit est une telle tentative.

Deux autres le suivront, au cours desquels les points peu développés ou allusifs de celui-ci s'éclairciront, je l'espère.

Le deuxième dialogue tournera particulièrement autour de la question du chiisme à travers son implication dans le mouvement iranien. Il pourra s'intituler « le mystère du mystère » (2). Dans le troisième, la révolution iranienne essayera, non sans difficultés, de se situer par rapport aux autres révolutions. C'est en somme la révolution iranienne dans le regard des autres. Que nous dit-elle à partir de ce lieu ? Le troisième dialogue s'intitulera : « De la flûte, écoute comment elle le conte » (3).


(NOTES)

(1) Les expressions en caractères [gras] se réfèrent aux titres de livres et articles publiés au cours ou à la suite de la révolution iranienne.

(2)

(3) Mowlânâ : « mathnavi manavi »

 


 

 

 

Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes

 

– On dirait qu'un peuple que l'on a voulu jeter par force dans l'an 2000 a si violemment refusé qu'il s'est trouvé en 622 (1).

– Il y a quelquechose de caricatural dans cette métaphore où le temps est comme un couloir. Toutes les sociétés y prendraient place, certaines devant, certaines derrière ; le progrès aurait consisté alors à arriver là d'où les autres sont parties, à avancer sur cette ligne préétablie, comme s'il y avait un sens à l'histoire. Mais il y a aussi dans cette métaphore quelquechose de sensé : je crois que c'est l'ampleur du contraste. On a l'impression que des siècles séparent l'Iran du chah de l'Iran de Khomeyni. Quatorze ? Qu'importe !

– Des siècles ou des kilomètres ?

– Oui, on dirait que l'Iran du chah trouvait son modèle en Amérique, et celui de Khomeyni nous rappelle par certains aspects l'Arabie Saoudite. Or aucun n'est l'Iran lui-même. L'Iran que veut le peuple iranien. Autre chose de sensé dans cette métaphore, c'est la force de refus, l'importance de la force subjective populaire. La violence du refus, à la mesure de l'atrocité de ce qui voulait s'imposer, a fait que l'on s'est trouvé à l'autre bord de l'extrême. Le peuple iranien se cherchait, passionnément, violemment. Basculant d'un extrême à l'autre, il se cherche encore aujourd'hui. Il cherche son moment et son lieu. Il cherche à s'affirmer dans son présent.

– Sa juste ligne du milieu ?

– Ce que tu dis me fait penser à un verset du Coran. Mais là (verset 142, sourate II) (2), ça parle du chemin droit, d'en face, de la ligne juste, et le verset suivant parle de la communauté éloignée des extrêmes. Il s'agit donc du peuple du milieu (ommata wasata) et non pas de la ligne du milieu. L'ensemble des deux versets successifs a souvent créé une confusion. C'est donc la communauté qui doit se préserver des extrêmes pour tenir sur la juste ligne, « chemin de vérité ».

A beaucoup d'égards la révolution iranienne nous montre l'unilatéralité des extrêmes et nous enseigne qu'un extrême n'engendre que son opposé. Aujourd'hui on le voit bien : de même que les ambitions modernistes, et les fantasmes mécaniquement matérialistes du chah ont accouché du retour à un idéalisme sans frein, de même le discours idéaliste et déconnecté de la réalité de Khomeyni se concrétise dans les atrocités les plus brutes et donne lieu à la perte de toute idéalité. Société de consommation, se jetant en avant dans la compétition avec les sociétés occidentales en les imitant et société dont le but est le martyre, sont aussi délirantes l'une que l'autre. Entre les deux une autre voie tente de se dégager dans la difficulté. Une voie articulée sur ce qui a été l'enjeu principal de cette révolution, sans cesse bafoué.

– Cette juste voie, c'est la voie d'équilibre, on peut dire de stabilisation, de sagesse ou...

– Stabilisation, sagesse, ce sont des mots qui font allusion à la modération. Une ligne « tiède, modérée », diraient les révolutionnaires ardents, les militants extrémistes et radicaux. Mais la juste voie n'implique pas un choix mou et peureux. Elle est le résultat d'un rapport de forces entre les deux déviations. « Sérâté mostaquim » veut dire chemin de devant, d'en face, on dit : chemin droit. « Mostaquim » est le participe présent du verbe « estéquâmat » qui veut dire résistance, tenir ferme. La racine a à voir avec « être debout » (qowm). Et ce n'est qu'un sujet éloigné des extrêmes, le peuple du milieu (indiqué dans le verset suivant), qui serait capable de prendre le chemin d'en face. Aller en avant, effectivement, n'a pas un sens géographique ou objectivement temporel. Ça se mesure à la capacité de tenir ferme sur son désir. D'ailleurs je suis étonnée de voir qu'en arabe, pour dire en face, ou aller en avant, on n'emploie pas par exemple l'équivalent de « tout droit », comme en français, ou celui de « râst » comme en persan (« râst » qui veut dire aussi « droit »). Le choix de cette ligne de devant résulte de l'évitement de la voie droitière et de la déviation gauchiste. Tenir sur la voie mostaquim c'est tenir bon sur le fil des aspirations profondes de la révolution. Ce n'est en rien céder sur quoi que ce soit. C'est aussi chercher l'équilibre entre les excès dont on vient de parler.

– Les extrêmes se ressemblent par certains côtés, malgré leurs aspects tout à fait contradictoires.

– Ils se ressemblent surtout quant à leurs effets. L'Iran du chah, celui de la « grande civilisation » et les fantasmes de gouvernement islamique sont aussi métaphysiques l'un que l'autre. Décalés des vrais problèmes du peuple iranien, tous deux débouchent sur un système répressif pour pouvoir s'imposer et tous deux sont amenés à une dépendance accrue envers l'étranger. Deux faces d'une même pièce. Bien que différentes de dessin, elles se ressemblent dans ce qu'elles ont de paralysant et de figé.

– Une pièce ne peut rouler que sur sa tranche ?

– Ce n'est que sur sa tranche effectivement qu'elle peut rouler, avancer. Plus elle roule vite, moins les dessins des deux faces sont connaissables. Mais elle roule – si elle roule – portant toujours en elle le danger de ses faces. C'est même la reconnaissance, en tant que danger, de ce qu'elle porte en elle, qui aide entre autres, à l'éviter ou à le maîtriser.

– La face Khomeyni est-elle aujourd'hui établie ?

– Je ne pense pas. De toute façon, aucune des deux figures – retombée sur une face ou roulement libre sur la tranche – n'est totalement acquise. Entre les deux, il y a mille positions, toutes relatives quant à la stabilité et la tendance. Pourtant, il y a des moments où on a l'impression qu'une des faces est complètement établie. Cela était le cas de certaines époques sous le chah. On n'en est pas là aujourd'hui. D'ailleurs l'utilisation de la métaphore de la pièce peut prêter à des malentendus. Parce qu'elle a été employée par d'autres dans un sens différent. Souvent quand on parle de deux choses, comme deux faces de la même pièce, c'est pour dire qu'il s'agit de la même chose, qu'il n'y a pas eu de changement véritable puisqu'il s'agit toujours de la même pièce. Alors le changement véritable consisterait à jeter cette pièce, pourrie, mauvaise, et à en trouver une autre. Tandis que pour moi il n'est pas question de changer la pièce. Elle est évidemment toujours la même. Les deux hypothèses sont très différentes quant aux conséquences que l'on peut en tirer. Je peux au moins en énumérer deux.

D'abord, la première évoque une vision métaphysique des choses. C'est vouloir changer une chose contre une autre qui n'a rien à voir avec la première. C'est toute la notion de transformation qui est niée dans cette hypothèse. Transformation dans le sens où elle n'est concevable que par les développements internes. Un échange n'est pas une transformation. On remplace la mauvaise par la bonne, ceci étant on ne se prononce pas sur la capacité du mouvement, quant à la nouvelle situation (la nouvelle pièce). Dans mon hypothèse ce sont les transformations internes à la chose même qui doivent créer les conditions pour qu'émerge une capacité de mouvement.

Par ailleurs, puisque la question du mouvement est le centre de gravité de cette deuxième hypothèse – et c'est là la deuxième différence quant aux conséquences – l'autre face, du fait même qu'elle vient de se faire jour à la suite d'un bouleversement, ne peut pas être qualitativement la même chose que son envers. Le régime de Khomeyni n'est donc pas la même chose que celui du chah, ou simplement « pire », « plus atroce », comme on le qualifie souvent. La différence est de nature et dans les conséquences. Bref, un phénomène issu d'un mouvement populaire – et surtout de cette ampleur et avec ces spécificités –, n'est pas de même nature que celui, établi par un coup d'État, fomenté par l'étranger.

Pour revenir à ta question, oui, le renversement brutal du régime du chah poussait à l'installation de l'autre face. C'est acquis en partie. Mais des secousses ne cessent de se produire. La pièce iranienne cherche à se redresser et à tenir sur sa tranche pour pouvoir avancer. Une question alors prend une importance cruciale, question qui reste ouverte pour le moment : une étape vient-elle déjà d'être achevée – achèvement qui se manifesterait par une sorte de stabilisation du régime de Khomeyni – ou bien sommes-nous encore dans la mouvance du mouvement de 1979 ? Sommes-nous dans le « déjà » ou dans le « encore » ? En tout cas rien n'est joué encore quant aux objectifs de la révolution (3).

– Mais quels étaient les objectifs de cette révolution ? Khomeyni dit « qu'on n'a pas fait la révolution pour le pain mais pour l'Islam, notre but, c'est le martyre ». Banisadr disait, dans un discours quelques mois avant sa destitution (donc après être rentré dans l'opposition aux mollahs) qu'« aujourd'hui la liberté est plus vitale pour le paysan iranien que le pain ». Et puis quoi d'autre encore ? Faire régner la justice divine en piétinant le grand satan ? Vengeance des déshérités sur les taghoutis (4) ? Et l'indépendance bien sûr, qui revient dans tous les discours. Quoi alors ?

– Ce qui était principalement à l'œuvre dans cette révolution à mon avis était la question nationale. Cela doit être précisé, bien sûr. Ce n'est pas facile. La notion d'indépendance nationale n'a pas été à l'œuvre dans la révolution iranienne de la même façon que dans d'autres luttes de libération. On peut dire que le peuple iranien s'est donné une naissance politique. Son être politique vient de naître pour traiter des problèmes de son existence. Exister avant tout comme nation iranienne et pas autre chose. Sur la voie de cette existence, le premier pas c'était le refus d'un État auquel on ne s'identifiait pas, c'était l'exigence de la destruction de cet État qui dévastait son peuple, pour son propre compte ou pour le compte des autres : le premier pas, c'était cesser de se soumettre. C'est une situation différente de celle d'une guerre de libération contre le colonisateur, menée par une armée populaire. C'est un point important à saisir parce que, entre autres, l'implication de l'Islam et surtout du chiisme dans ce mouvement ne peut être saisie autrement. Cette question de l'existence propre de la nation iranienne posait la question nationale d'une manière nouvelle, dépassant la vision économiste de l'indépendance dont elle était peut-être le bilan. L'idée n'était pas que, l'État fantoche une fois parti, les bons dirigeants appliqueraient la politique d'autarcie, prendraient en main les affaires économiques et se substitueraient aux multinationales par exemple. L'enjeu était de l'ordre d'une exigence plus grande. Le peuple a voulu faire de la politique, se mêler de son destin. Bien sûr, une partie des complications vient justement de cette nouveauté des aspirations. Le seul objectif concret, avoué, c'était le renversement du chah. Personne n'avait l'idée de comment édifier un État nouveau. C'était une entreprise inédite, dans laquelle le peuple iranien s'est jeté. En l'absence de projet nouveau, on est revenu aux recettes classiques. Celles-ci ne constituaient évidemment pas les réponses adéquates aux problèmes posés. Les nationalisations par exemple, que les forces de gauche réclamaient, n'ont rien résolu.

– Il est quand même étrange de dire que l'enjeu d'un tel bouleversement n'était pas la lutte de classe, l'aspiration à la justice, à la liberté, à une nouvelle organisation de l'économie, la lutte anti-impérialiste etc... et qu'un peuple s'est acharné à « faire de la politique » !

– Dit de cette façon, en effet, c'est assez étrange sinon ridicule. Je ne crois pas avoir dit cela. Toutes les questions que tu soulèves étaient sans aucun doute très fortement à l'œuvre dans ce mouvement. C'est précisément en ayant tout ça en tête que « faire de la politique » prend un sens. Mais « faire de la politique » a un sens supplémentaire qui en fait, en retour, ce par quoi les autres enjeux sont concevables. Tout comme si intuitivement on savait que tout passe par la politisation d'abord. Chacun devait se situer par rapport à cela. C'est assez compréhensible d'ailleurs, puisque, surtout pendant les 25 dernières années du régime du chah, la grande caractéristique de ce peuple était d'être apolitique. Etre caractérisé par le fait de ne pas avoir, si on peut parler ainsi, de caractère ? Tout cela n'était pas théorisé, ni même, peut-être, conscient. Ce que nous montre le tour qu'on pris les évènements par la suite. Mais je crois fermement que l'enjeu principal de la révolution iranienne, la question de l'indépendance, se donnait d'abord dans l'exigence du droit à la politique. Et je répète que le mouvement iranien faisait bilan de la vision purement économiste des luttes d'indépendance en voulant d'abord autre chose, en affirmant d'abord son identité et son existence comme peuple politique.

– Alors Khomeyni et Banisadr avaient tous deux, paradoxalement, raison ?

– La question est plus compliquée. Elle est divisée. Le discours de ces dirigeants n'était pas directement porteur des aspirations des masses mais n'était pas non plus sans rapport avec elles. Il est certainement significatif que le pain soit évacué dans le discours des deux adversaires. Tout ça n'empêche pas qu'aujourd'hui la faillite économique et la question du pain deviennent des facteurs déterminants dans le cours que prendront les évènements.

L'énumération que tu viens de faire des différents enjeux est tout à fait valable aussi. La révolution iranienne, comme toute révolution véritable, était pluridimensionnelle. Riche en aspirations, riche en tant qu'expérience, et riche aussi comme enseignement provisoire. D'où sa complexité. Cet aspect pluridimensionnel fait que je la considère comme un grand évènement politique qui occupe une place considérable dans le cycle des grandes révolutions mondiales. Elle ne se réduit pas à une lutte de libération nationale, ni à une vision économiste de la question de l'indépendance. Il ne s'agit pas non plus d'une révolution prolétarienne comme en rêvent encore les marxistes orthodoxes. Certains l'ont appelée « révolution nationale », c'est l'appellation qui me convient le mieux.

Il faut voir aussi comment elle s'est donnée. Je veux dire sous quelle forme elle s'est manifestée à nous. C'est important. J'étonne certes beaucoup quand je parle de la distinction entre la stratégie à long terme de la lutte et son étape en cours, qui se donnait à travers même les actions populaires, pendant les mois de soulèvement. Le mouvement n'était nullement étranger à la question de cet idéal lointain, par rapport à quoi tout mouvement politique populaire prend sens. Vous pouvez la nommer comme vous voulez, justice divine, société towhidi (unicitaire) (5), société sans classes, communisme, etc... Cette notion existe fortement dans le désir politique populaire. La société « towhidi », cette société fantasmagorique, qui n'avait de principe d'existence que dans l'imaginaire populaire, s'est pourtant réalisée pendant quelques mois avant la chute du chah. Elle a été mise en scène par le peuple, juste esquissée par lui, comme une représentation théâtrale. Une société parallèle à celle en place qui pâlissait sur ses derniers jours, société où l'argent n'avait pas sa signification ordinaire et où l'État était absent. Dans les mosquées il y avait des caisses, les gens y mettaient de l'argent ou en prenaient, selon qu'ils jugeaient en avoir trop ou en avoir besoin. Pendant que la société towhidi se jouait spontanément dans la vie quotidienne, les manifestations de rue ne la réclamaient pas. Comme si seule l'analyse de l'étape en cours déterminait les slogans, cependant que d'autres aspects de l'activité populaire manifestaient une vision à beaucoup plus long terme. L'étape immédiate de la lutte se concrétisait dans les grands slogans de rue, repris par tout le monde (pas seulement les islamiques ou les déshérités) : « Liberté, indépendance ». C'est vers la fin que les mollahs y ont ajouté « République islamique » et ça a donné le triangle : Estéqlâl (Indépendance) / Azâdi (Liberté) / Djomhouri-yé-eslâmi (République islamique).

– » Djomhouri-yé-eslâmi » devait représenter alors la forme de passage à la « société towhidi » ?

– On peut dire ça si on veut. Déjà nommer la République qui devait s'installer « islamique », c'est-à-dire vouloir institutionnaliser ce en quoi la conscience nationale et les forces populaires avaient pu épuiser leur force, était un mauvais présage. C'était vouloir réajuster et donc réduire les aspirations motrices à une forme de gouvernement, de l'État. Ce n'est pas par hasard que ce terme a été lancé par le clergé, l'institution religieuse. Tout le problème c'est que si la société towhidi existait au moins dans l'imaginaire populaire pour donner lieu à une représentation théâtrale, « djomhouri-yé-eslâmi » n'avait de principe d'existence nulle part. Il était à inventer. Il ne faut pas croire que le peuple iranien avait lu le livre « Gouvernement islamique » de Khomeyni, et que c'était par adhésion à cette idéologie qu'il est descendu dans la rue. C'est plutôt Khomeyni lui-même, cette intransigeance, cette image pour le peuple de sa force de destruction, qui a été voulu à un moment donné.

C'est de cela que je parle, quand je fais allusion à l'entreprise inédite dans laquelle s'est jeté le peuple iranien. Les anciennes recettes ne marchant pas, tout devait se trouver dans la pratique. J'ai beaucoup pensé à ce morceau d'un des poèmes de Mowlânâ :

Hier
lanterne à la main
cheïkh faisait le tour de la ville

Que des monstres et des démons
je suis las
c'est l'humain que je désire

« cela ne se trouve pas » lui dit-on
« nous l'avons cherché »
« bien longtemps »

« Ce qui ne se trouve pas » a-t-il dit
« c'est cela même »
« que je désire ».

Oser désirer « ce qui n'existe pas » n'est pas une mince affaire. Cela n'arrive pas souvent, ni à tout le monde. Ça comporte de grands risques. C'est ce qu'on appelle justement « inventer ». C'est un pari.

La différence c'est que le cheïkh a été averti quelque part du fait que ce qu'il cherche n'existe pas. Alors il continue à chercher et persévère dans sa recherche. Pour lui l'illusion d'avoir vite trouvé ce qu'il désire, c'est-à-dire de prendre un nouveau monstre pour l'humain, n'existe pas, du moins est peu probable.

– Tu parlais des deux sociétés, société towhidi, société nationale et indépendante ; qu'est-ce qu'elles sont devenues ?

– Les deux objectifs, proche et lointain, dont le décalage historique était donné intelligemment et spontanément par le mouvement populaire, se sont embrouillés dans le discours de Khomeyni d'une part et dans celui des groupes d'extrême-gauche de l'autre. La question était alors, pour revenir à nos versets, comment se préserver des extrêmes et résister à la tentation de brûler les étapes pour pouvoir tenir ferme sur nos aspirations, repérer la ligne juste du moment, le chemin de vérité.

– La question nationale, c'est le biais par lequel le chemin droit devait se tracer ?

– Oui, très probablement. Après la prise du pouvoir, ce chemin devient embrouillé, son repérage difficile. Dans l'angoisse et l'anarchie qui suivent le renversement du régime monarchique et le vide politique des projets propres, rien n'était facile. Khomeyni a pu imposer son « gouvernement islamique ». Son livre, écrit il y a 20 ans, prend existence seulement aujourd'hui. « Djomhouri-yé-eslâmi », dont les modalités d'existence devaient être trouvées par l'initiative populaire, est présentée par Khomeyni comme une société déjà existante, depuis toujours, qu'il devait amener avec lui. Ce qui est à trouver est retourné en ce qui a existé depuis toujours. C'est un retournement subtil. De ce qui est à trouver, si on ne sait pas grand chose, on sait au moins qu'il n'existe nulle part ailleurs, qu'il ne ressemble à rien. Or, à défaut de la capacité et des possibilités d'invention, ce n'est pas une forme contemporaine qui peut fonctionner comme forme de remplacement, qui peut faire illusion. Par contre, cette forme de remplacement peut être quelquechose qui a existé autrefois, qu'on a oublié, qui n'existe plus et que l'on va « retrouver ». C'est la confusion entre la retrouvaille et la trouvaille.

– On ne confond jamais deux choses totalement étrangères l'une à l'autre. C'est qu'il existe une part de retrouvaille dans chaque trouvaille.

– Pour aller plus loin que toi je dis que ça prête d'autant plus à confusion que c'est largement cette part de retrouvaille qui rend la trouvaille possible.

– De cette subtilité tu n'as pas tout dis, ou bien je n'en saisis pas tout à fait le sens. Surtout je ne vois pas le rapport avec la question nationale. Y en a-t-il un ?

– C'est que cette nouveauté dont je parle, qui s'est renversée en une chose préexistante, c'est précisément cette existence nationale se manifestant à travers la revendication de l'indépendance et passant par l'exigence de faire de la politique. On ne sait pas grand chose d'autre quant à ses formes et ses possibilités pratiques, sauf qu'on en avait vu certains effets et une certaine conception dans l'organisation de la résistance à l'époque du chah et dans les techniques choisies pour le renverser. Tout le problème – et c'est le point d'où on pourrait mesurer la réussite relative de la révolution – c'est justement de voir si le champ ouvert par ce bouleversement offre les possibilités d'une telle expérience ou non. C'est par là d'ailleurs qu'on peut comprendre que la question des libertés (souvent mal posée) devienne un enjeu de lutte entre Khomeyni et ses adversaires après l'insurrection.

Mais la subtilité concerne le processus de ce retournement. Des choses se sont changées en leur contraire de façon énigmatique. N'est-ce pas une énigme que de s'appuyer sur une chose pour renforcer son contraire ? Cette énigme, la révolution iranienne, sans y donner une réponse, la rappelle en multipliant les cas dans lesquels elle est à l'œuvre. Une répétition d'énigme sous diverses formes. En effet, Khomeyni s'est appuyé sur un aspect du chiisme pour renforcer son aspect contraire ; il se nomme imam pour faire régner la toute-puissance du faghih (docteur en loi), son contraire ; il s'appuie sur la volonté d'un peuple de prendre ses affaires en mains pour le situer au rang des mineurs ; il a profité des sentiments nationaux, d'une révolution nationale, pour ignorer totalement cette spécificité iranienne, pour pouvoir proclamer son panislamisme.

Devant cette entreprise magique, pour ne pas se rallier à l'explication khomeyniste – ce qui tente beaucoup d'entre nous – c'est-à-dire le soutien inconditionnel qu'il reçoit d'Allah, il faut penser que ce qu'il a dit ou qu'il a fait, a pu correspondre quelque part à quelquechose. Que ça soit à des éléments positifs ou négatifs. Trouver le mystère de ce retournement, par des méthodes non métaphysiques, est un pas important pour faire le bilan de cette révolution.

– A ton avis, il n'est donc pas dans la nature d'un tel régime de pouvoir répondre à l'aspiration de l'indépendance, parce que, répressif et réactionnaire, il ne peut pas s'assurer d'une sorte de cohésion interne pour s'autonomiser relativement par rapport à l'extérieur. Quelle astuce alors pour s'emparer du pouvoir et le conserver quand même ?

– Un des moyens était justement de s'appuyer sur un des piliers du mouvement, les conflits de classe, dont je n'ai jamais nié l'importance bien qu'à mon avis cette question n'organisait pas le sens du mouvement iranien. L'hégémonie d'une classe sociale ne pouvait être mise en avant comme projet.

En appelant à la vengeance des déshérités, Khomeyni a gardé pour lui une base de masse efficace. En même temps, apparaissant plus subversif qu'il n'était, il a fait peur à la grande bourgeoisie – celle qui était restée en Iran – qui ne voyait d'autre frein que Khomeyni lui-même devant le « déchaînement » éventuel des déshérités. D'où un certain consensus implicite dans la bourgeoisie iranienne qui trouve sûrement moins incommodant de mettre le « tchador » ou de supporter des normes archaïques, que de vivre dans une anarchie ou bien que d'autres forces plus menaçantes pour ses intérêts s'installent. Bien sûr ce dernier élément ne fait que renforcer les conditions objectives du maintien de Khomeyni au pouvoir. Sa vraie force était liée à autre chose.

Du même coup, il a désarmé les groupes marxistes orthodoxes, brandissant ainsi une sorte de dictature des déshérités devant celle du prolétariat qu'ils voulaient proclamer. Le discours de classe sorti de la bouche de ceux qui n'en détiennent pas la subjectivité aboutira à une dictature populiste fascisante ou à une dictature tout court, putschiste quant à ses moyens de prise du pouvoir. Le premier cas c'est quand celui qui détient ce pouvoir bénéficie d'un soutien populaire comme Khomeyni ; le deuxième c'est quand il n'est pas soutenu par une large base populaire, comme les petits groupes qui voulaient une révolution socialiste. Bien sûr un putsch n'avait aucune chance dans une situation révolutionnaire comme en Iran.

– Pourtant dans l'idéologie de Khomeyni il n'y a pas de place pour les déshérités en tant qu'acteurs politiques véritables. Pour Khomeyni le peuple est un mineur, dont lui serait tuteur.

– Exactement. Mais ce n'est qu'en se réclamant des déshérités, en leur donnant une apparence de pouvoir qu'il peut les soumettre. A côté des élitistes qui parlent de populace, il dit, s'adressant à la foule : « Je ne suis pas votre dirigeant, je ne suis que votre serviteur, je baiserai vos mains, vous êtes mon guide ». Ces paroles n'empêchent pas, bien entendu, celui qui doute de son imâmat (6), d'avoir l'exécution comme moindre châtiment. Et il ne faut pas confondre non plus cette aspiration à l'indépendance et à l'existence politique avec une conscience développée et théorisée de la part du peuple. Qui dit, après tout, qu'un tuteur n'apaise pas l'angoisse insupportable qui suit une audace peu calculée ?

– Tu ne veux pas dire, quand même, que c'est bien cela que le peuple voulait ?

– Comment peut-on comprendre ainsi ce que je viens de dire ? Je ne fais que me rendre réceptive à tout ce qui a pu se passer dans cet évènement. Tout ce que je viens de dire c'est pour montrer que ce qui se passe aujourd'hui en Iran est contraire à ce que nous voulions. Mais il faut comprendre le processus de ce retournement et pour cela il faut surtout saisir, parmi les facteurs en travail dans ce renversement des choses, ce qui relève des ressorts internes du mouvement lui-même. Je ne sous-estime nullement les nombreux facteurs externes qui ont contribué à ce renversement des choses. Mais ce qui nous importe à nous, les iraniens, c'est principalement de voir ce qui en nous, dans le mouvement lui-même, a permis ce retournement. C'est dans ce repérage courageux que consiste notre tâche. Sinon on n'arrive jamais à changer les choses dans le bon sens. Khomeyni, il ne faut pas le nier. Il faut pouvoir le dépasser. Pour ce faire il faut l'assumer d'abord. Il n'est pas tombé du ciel, contrairement à ce qu'il pourrait laisser entendre. Il est le produit de cette révolution, c'est-à-dire de nous. Assumer Khomeyni ? Quelle horreur ! Mais surtout, quel courage ! Puisqu'il faut que nous nous dépassions nous-mêmes d'abord dans un certain sens.

Ce n'est pas une autocritique que je me propose et que je propose à tout iranien, mais une lucidité et une capacité de détachement, fût-il momentané, de soi-même et de cet évènement. Il faut pouvoir prendre déjà du recul par rapport à ce moment de nous-mêmes, c'est-à-dire de cet évènement, se mettre un peu à l'extérieur. Notons bien que pour pouvoir se détacher momentanément d'une chose, il faut y être attaché en permanence ; pour prendre du recul, il faut être proche et pour pouvoir en sortir, il faut être d'abord dedans. Simplifions, si j'ose dire, il s'agit là de cet art subtil qui est de pouvoir être à la fois dedans et dehors, de pouvoir se maintenir dans un rapport interne/externe par rapport à quelquechose. Ce n'est pas facile du tout.

Je me laisse donc disponible pour que viennent à moi les éclaircissements, les évènements successifs dans leurs significations plaisantes ou déplaisantes. Je m'expose ainsi à ce qui peut se révéler à moi sans protection, ni crainte, ni honte. On n'a pas à avoir honte devant ceux qui, spectateurs, utilisent tout pour justifier leur inaction et leur conservatisme. Surtout, je ferai tout pour que ma condamnation de Khomeyni ne puisse pas me ranger parmi ceux qui visent en lui, au fond, le peuple iranien. Ceux dont la condamnation porte à travers Khomeyni sur les mouvements populaires en général. Je veux que ma condamnation porte ses effets véritables : une désagrégation interne de ce phénomène ; et non qu'elle alimente les discours ennemis, venant de ceux qui se réjouissent qu'une fois encore une révolution se solde par la répression. De ceux qui sont contents de pouvoir montrer à leur peuple que « le sauvage se trouve en Orient, chez les barbares ; protégeons donc ce que nous avons, c'est le moins mauvais qui puisse exister » ; ceux-là mêmes sont du reste loin d'être sans responsabilité dans ce qui se passe aujourd'hui chez nous. C'est seulement de cette façon-là aussi que mon peuple condamne Khomeyni ou le condamnera tôt ou tard. Ça sera pour pouvoir le dépasser et non pas pour plaire aux autres. Nul ne dépassera ce phénomène s'il ne l'a déjà intériorisé. Là seulement il pourra s'agir d'une rupture immanente, seule véritable rupture permettant un dépassement.

– Tu ne reviens donc pas sur la phrase « qui dit qu'un tuteur, etc... ».

– Non. Je la commente si tu veux.

Khomeyni n'est en rien ce par quoi le peuple, ou les déshérités peuvent déployer leur capacité politique pour des actions durables, il n'est : au contraire, qu'une promesse de vengeance. Il est supposé les venger de l'impérialisme, des taghoutis. Il faut alors tout lui confier. Vouloir rester le peuple de Khomeyni c'est rester figé dans cette identité immuable du déshérité. Faire de soi une base de soutien inconditionnel de ce qu'il fait, puisque ce qu'il fait c'est dans l'intérêt des déshérités. C'est ce qu'ils feraient eux-mêmes, les déshérités, s'ils étaient en position de le faire. Il ne faut surtout pas oser agir par soi-même, c'est-à-dire cesser d'être déshérité. Ce que Khomeyni aime dans les déshérités, c'est leur cadavre. Deux choses sont à souligner : d'une part, c'est en louant cette identité qu'il compte la figer ; d'autre part les déshérités n'avaient pas d'existence reconnue auparavant, ils ne comptaient pas pour des composantes réelles de la société. De là à être loué dans ce en quoi on était méprisé avant, il y a tout un trajet aventureux. La question, c'est de savoir en quoi cette louange mortelle peut être flatteuse dans certaines conditions.

Avec la gentillesse de la mort, Khomeyni invite son « ommat » (il attribue l'« ommat » de l'Islam à tous ceux qui acceptent sa toute-puissance) à se calmer dans ses tendres bras, qui l'enterrent et le débarassent de son angoisse. Loi totale, il le venge en remettant tout en ordre sur terre et garantit son bonheur au ciel. « Que veut-il de plus ? », se demande-t-il.

Que ces questions soient à prendre en considération ne m'empêche pas d'affirmer que l'aspiration fondamentale du peuple était, au contraire, « faire de la politique », venir à l'état d'existence, sortir de la passivité. L'ardeur même du désir peut, paradoxalement, être pour quelquechose dans ce retournement. Je peux avancer, mais d'une façon hésitante : qui dit l'ardeur dit l'impatience.

– Pourquoi hésitante ?

– Parceque ce n'est peut-être pas juste toujours. Que l'ardeur et l'impatience soient un couple éternellement inséparable, je n'en suis pas sûre.

– Ce qui faisait à l'origine la force du mouvement ne pouvait pas aller plus loin ?

– Ce qui fait la force d'un mouvement, c'est certes la part de nouveauté qui y existe. En effet, quelquechose s'est profilé à partir du chiisme et dans l'élément de la conscience nationale et la lutte anti-impérialiste. Mais...

– Je crois que tu te rapproches de ce que tu voulais dire par la « révolution nationale ». Qu'est-ce que tu entends au juste par là ? Les révolutions ont été souvent nommées par la classe au profit de laquelle elles se faisaient. Révolution bourgeoise, révolution prolétarienne... Sinon, on dit lutte de libération nationale.

– Justement, c'est par son étrangeté que ce terme convient à une situation nouvelle. Nationale parceque la question nationale et l'indépendance y étaient centrales ; révolution parcequ'on ne devait pas se battre dans une guerre contre les étrangers mais que tout le système interne du pays était remis en cause. En fait, l'étranger, le chah, se trouvant dedans, et l'impérialisme étant senti de façon interne à la société elle-même, toute la conception de la société devait être mise en cause, toute la philosophie de la vie.

– C'est pourquoi l'aspiration du mouvement, selon toi, dépasse largement l'idée d'une autarcie, ou des mesures de nationalisation seulement.

– Absolument. L'exigence était d'un autre ordre. Je ne dis pas que cela a été systématisé, théorisé, mais que cela a été senti quelque part : qu'il faut se débarasser de l'impérialisme qui est dedans, dans notre vie quotidienne, en nous.

– D'où le rejet de tout ce qui est culture occidentale ?

– Oui, jusqu'à l'extrême caricature. Il faut comprendre que Khomeyni qui devient le contraire de ce que voulait le peuple iranien, est en même temps l'envers du chah. Une nouveauté qui n'arrive pas à se faire reconnaître, c'est-à-dire à trouver des formes qui la systématisent, du fait même de sa nouveauté, ne supporte aucun arrangement, aucune réforme ou réduction. Il arrive par contre qu'elle se formalise carrément dans son envers qui, à son tour, paraît nouveau par son aspect pûrement extrême. Son envers qui peut, au moins, ne pas ressembler à ce qui existait avant ; il assure la destruction et c'est tout.

Je pense à la tentative de Bazargan par exemple. Ça ne pouvait pas marcher à l'époque (ça pourrait marcher dans l'avenir pour d'autres raisons). Il ne voulait pas toucher aux structures anciennes. Bien qu'objectivement, son invite à l'apaisement et à la lenteur – « je suis une vieille voiture », disait-il avant d'être appelé « tortue » par Banisadr – pouvait convenir et être positive dans le processus, cela ne pouvait être écouté parceque ça venait d'une position conservatrice. La poussée était à la destruction. Pour que cela marche il fallait que cette exigence de réflexion et de lenteur soit ressentie par le peuple lui-même.

– Et Khomeyni, lui, aurait été écouté ?

– Je pense que oui. Parceque lui parlait au nom du peuple. Il n'aurait pas été écouté s'il avait appelé à la conciliation avant la chute du chah. C'est son intransigeance qui a fait de lui cette force qu'il est devenu au moment de la révolution. Il a formulé le désir du peuple. Mais après il était devenu cette force. A lui on faisait confiance – je parle toujours de l'époque – lui qui avait fait preuve d'intransigeance ne pouvait pas être accusé d'avoir cédé.

Mais enfin ce qu'on est en train de dire est ridicule. Comme si on demande à une chose d'être ce qu'elle n'est pas. Notre hypothèse revient à demander à Khomeyni d'être non seulement un révolutionnaire, mais encore un révolutionnaire de type nouveau. Car cette situation nouvelle avait besoin de nouveaux révolutionnaires.

– Celui qui peut repérer le chemin de devant ?

– Exactement. Agir de façon révolutionnaire dans ce cas consistait à chercher seulement – ce qui n'était pas rien – un terrain de recomposition dans lequel le processus commencé par le peuple pouvait poursuivre son chemin. Etre porteurs des nouveautés du mouvement, cela voulait dire faire en sorte que ces nouveautés puissent s'épanouir et se donner une existence concrète.

– Pourtant c'est le peuple qui s'était donné Khomeyni comme dirigeant, comme imam ?

– Bien sûr, mais il se révèle en fait n'être ni le dirigeant, ni l'imam, puisqu'il n'est pas porteur de ces aspects nouveaux. Il a été le reflet de certains aspects du mouvement, de ses ambiguïtés surtout. Il ne lui est certes pas étranger, mais il est son rabattement sur l'ancien, et obligatoirement, sa face de terreur.

Parfois on se fait surprendre par la nouveauté de ce que l'on veut. Je crois que c'est cela qui est arrivé au peuple iranien.

– Un vrai imam chiite devait être un révolutionnaire de type nouveau ? Par exemple, Chariati pouvait-il l'être ?

– Chariati était lui un révolutionnaire sincère, mais toujours de type classique. Sa conception de la révolution reste ancienne malgré certaines nouveautés qu'il a eu le courage de lancer. C'est pourquoi sa théorie de l'ommat et de l'imâmat a dû, malgré lui, servir largement Khomeyni.

– A quoi penses-tu au juste ?

– Vaguement à une histoire qui n'a peut-être même pas une réalité historique. On raconte que l'imam Jaafar Sadeq, le sixième imam des chiites, a refusé les offres de service d'un Abou Moslem Khorassani de le porter au khalifat (7). Mais laissons le chiisme tranquille pour le moment et ne l'assimilons surtout pas uniquement à ce que le clergé en fait et en dit. Je fais ici allusion à cette longue histoire conflictuelle entre les deux pôles du chiisme, représentés par les fogahâ (les docteurs en loi) d'un côté, et les orafâ (les théosophes mystiques) de l'autre.

– Mais revenons alors au cheikh de tout à l'heure. Dans ma tête j'ai fait un rapprochement avec l'imam dans le sens que tu évoques.

– Non, il ne faut pas mélanger les choses.

Avant tout je précise que le terme imam, dans le chiisme, est réservé aux douze imams des chiites. Déjà abuser de ce terme, se nommer imam, est contraire à la conception chiite. Je précise aussi que je ne prétends pas du tout avancer ce que doit être aujourd'hui, politiquement parlant, un « vrai imam », comme tu en parlais tout à l'heure. Ce dont on pourrait éventuellement parler, selon moi, c'est d'un phénomène qui serait à un moment donné porteur des nouveautés auxquelles aspire un peuple. Cette réalité se tiendra ainsi en avant (8) (que veut dire en avant ? Il faut voir). Ce ne sera sûrement pas une avant-garde dans le sens classique. S'agira-t-il d'une personne ? Ce n'est pas sûr. Détiendra-t-il le pouvoir ? C'est encore moins sûr. Il s'agit là de questions ouvertes. En tout cas le terme utilisé par le clergé à propos de Khomeyni c'est le "lIieu-tenant d'imam ». Celui qui, à chaque époque en tient lieu, d'ici la réapparition du douzième imam. C'est ce que « en principe » Khomeyni prétend être. Par la suite, pour abréger, on a dit « l'imam » tout court et tout innocemment, n'est-ce-pas ? Le terme a été lancé par le clergé bien astucieusement et repris par la foule bien passionnément, ou peut-être bien naïvement. C'est une bonne illustration de la confusion, à un moment donné, entre le chiisme dans la sphère de la religiosité populaire et l'institution religieuse, le clergé. Qu'est-ce qui rend possible cette confusion ? Quel est le ressort interne de cette opération ? Dans l'histoire de la pensée philosophique et religieuse du chiisme on peut concevoir les termes imam et faghih comme deux termes en conflit. C'est en se nommant imam que Khomeyni prêche la toute-puissance du faghih (wélâyat-é faghih), travestissant ainsi la notion de walayat, noyau central du chiisme, dont l'emploi est réservé aux douze imams, les « owlyâ Allah », les amis de Dieu.

– Ma question était à propos du cheikh. Son attitude est-elle l'attitude d'un imam ? Ne pas se faire d'illusions et continuer à chercher ?

– On ne peut pas rapprocher ces deux choses. Elles ne sont pas au même niveau. Quand j'ai cité Mowlana tout à l'heure, c'était simplement parce que le thème de son poème m'était venu en pensant au fait de désirer ce qui n'existe pas. La suite, la comparaison que j'ai faite avec mon peuple n'était pas très rigoureuse. Elle peut prêter à des malentendus. Ça peut devenir clair à condition qu'on précise ce qu'il en est de la métaphore du cheikh dans ce processus. Le cheikh, dans l'usage que je fais de mon exemple, n'est que la métaphore d'une rétroaction. Jamais on ne part, en toute conscience, à la recherche de quelquechose dont l'inexistence est assurée. Cela relèverait plutôt d'un vice que d'un courage. Pourtant il arrive que l'on désire ce qui n'existe pas, cela peut être senti quelque part en nous, sans être su. C'est seulement après coup ou en cours de route – ce qui est déjà une sorte d'après-coup par rapport au moment de déclenchement du processus – que l'on peut s'en apercevoir et en être surpris peut-être. C'est là où il y a deux façons d'agir : se contenter de ce qui se donne comme substitut, ou bien ne pas céder et continuer à vouloir ce que l'on voulait tout en sachant cette fois qu'il n'existe pas, qu'il faut le faire exister, l'inventer au prix d'un dépassement.

Le dialogue tenu avec le cheikh au cours de sa quête autour de la ville n'est la métaphore que d'un moment particulier de ce processus. Le moment du milieu : il sait maintenant, on lui dit que ce qu'il cherche est introuvable. Il découvre que c'est précisément cela qu'il désire et il l'annonce. Ce faisant il décide de ne pas céder. Mais il ne se met pas à inventer. Il n'en est pas encore là. Le cheikh, ici, est un temps subjectif. Son existence est celle d'un moment, avant lequel ou après lequel on ne peut l'imaginer. Tu vois bien que c'est un temps d'un processus. On ne peut en rien l'assimiler au sujet d'un tel processus : le peuple, comme je l'ai fait, ou l'imam, comme tu viens de le faire.

– Revenons alors à la révolution iranienne. Sur quoi te bases-tu pour être ainsi convaincue des significations de ce mouvement malgré tout ce qu'il a donné concrètement ? Le mystère de ce retournement, quand même... ! Je crois que l'essentiel de tout ce que tu dis là-dessus c'est que les aspirations originales de la révolution, de par leur nouveauté, anticipaient sur leur forme d'existence et bien entendu sur leur propre théorisation. Effectivement, c'est une clé. Est-ce suffisant pour avancer toutes les hypothèses que tu proposes ?

– Les hypothèses en tout cas ont toujours à voir avec les souhaits. Il faut surtout et avant tout vouloir qu'elles puissent fonctionner ainsi. Je ne nie donc en rien la part de désir dans les hypothèses que j'avance. Pourtant à la question « qu'est-ce qu'on peut espérer aujourd'hui selon les données objectives ? », je n'ai pas de réponse.

Si j'analyse les choses ainsi c'est avant tout parceque je les vis de cette façon-là. Amèrement, mortellement amère, et avec confiance. D'autres signes encore pour me consolider dans mes hypothèses ?

Tout d'abord, qu'une telle révolution advienne en 1979 ne m'étonne pas, me paraît même se situer dans la logique des choses. Que l'Islam devienne ce qu'il devient aujourd'hui n'est pas étonnant non plus. Loin de là. Cela correspond à des réalités. Cela correspond, entre autres, et avant tout, à un type de volonté d'indépendance dans le tiers-monde qui est nouveau : l'autonomie par rapport à deux camps impérialistes. C'est nouveau parcequ'il ne s'agit plus de se sauver des griffes du démon pour aller s'abriter dans les bras de l'ange. C'est plus facile d'entrer en lutte contre le dominateur quand on pense être soutenu par une autre force aussi grande que lui. Il y a toutes les raisons de tenter le coup. L'émergence de l'Islam en tant que force d'indépendance, force anti-impérialiste, correspond à cette désillusion : on ne se réfugie nulle part, on ne se fait abriter que par soi-même. Alors ? On se fait soutenir par Allah. C'est le phénomène, le symptôme de l'époque de ces évidences que sont l'hégémonie des deux superpuissances dans le monde et leur nature impérialiste. Si étrange que cela puisse paraitre, c'est en cette fin de XXème siècle que la religion peut logiquement jouer ce rôle.

Refus total des deux côtés, cela demande un courage et, malheureusement, une dureté d'abord envers soi-même, pour se faire infliger un tel abandon par le monde. Pour oser dire non, un non sec, à tout le monde. Un tel type d'indépendance, en principe, ne peut pas se contenter d'un simple changement d'équipe dirigeante, du passage d'une main à l'autre d'un gouvernement fantoche. Ça passe nécessairement par une remise en cause totale de la société et par une sorte d'autonomisation de la politique du peuple par rapport à l'État. (C'est là que la fonction spécifique du chiisme à l'intérieur de l'Islam, dans la révolution iranienne, peut être saisie, on y reviendra). D'où ce que l'on appelle « révolution nationale ». Et ce n'est pas par hasard que ce nouveau type de révolution – elle s'est fait appeler cette fois-ci « révolution islamique » – se fait jour en Iran et aujourd'hui. L'iran, avec ses traditions de luttes anti-coloniales déguisées, n'ayant jamais été une colonie de façon ouverte (lutte contre plusieurs colonisateurs à la fois) ; le pays où la culture chiite permettait aux masses de protéger leur existence et leur dignité en dehors de la sphère étatique, et leur a permis de se lancer dans cet exercice inédit, pratiquant une autre politique que celle de l'État. (Je parle toujours du moment de préparation de la révolution).

– Le slogan « ni l'Est, ni l'Ouest » était, à ton avis, un slogan fort alors ?

– Bien sûr. C'était un slogan fort parcequ'il correspondait à une réelle aspiration des masses. C'est pour cela qu'il a toujours marché malgré le fait qu'il était utilisé par des gens qui n'étaient pas susceptibles d'engager sa réalisation. Ils ont pu l'utiliser, précisément, parcequ'il était fort, le criant à tout moment pour camoufler leur faiblesse à le garantir et pour camoufler leur marche inévitable vers la dépendance, cette fois à l'égard des deux superpuissances en même temps. En fait on dit « ni lEst, ni l'Ouest » pour pouvoir être à la fois à l'Est et à l'Ouest. On connait bien ce procédé !

– Mais pour le moment on ne peut pas dire que l'Iran a basculé d'un camp à l'autre ?

– Non. Rien n'est tranché quant au basculement dans un camp ou dans l'autre, ce qui donne une apparence d'indépendance. Mais d'une part le danger de basculement n'est pas écarté – on connait bien le soutien des soviétiques et l'infiltration du Toudeh dans les instances du pouvoir (9) ; on sait bien aussi que les forces pro-américaines n'ont absolument pas abandonné l'idée du retour et attendent le moment propice –. D'autre part, l'envers de cette volonté d'indépendance par rapport aux deux camps c'est bien un double alignement et non pas un alignement unilatéral. C'est peutêtre bien cela, malheureusement, qui arrivera à ces premières tentatives d'indépendance de type nouveau.

« Ni l'Est, ni l'Ouest », c'est aussi ça la voie mostaqim d'un peuple du milieu. Le chemin droit (d'en face) n'est pas tracé à l'avance. Il faut savoir repérer... j'allais dire repérer la trace qu'il aurait s'il avait été tracé. Disons plus simplement qu'il faut savoir le tracer en le prenant. J'avoue que c'est démesurément plus facile d'en parler que d'en tenter l'expérience.

– Tu parles comme si toute tentative de révolution avait comme destin inévitable une première phase qui est sa réalisation dans son contraire. Cela enlève tout espoir, tout enthousiasme.

– Il n'est pas impossible que je sois portée par cette conviction. On n'est quand même pas au XIXème siècle. Des révolutions, on en a derrière nous. En tout cas il s'agit là d'une première fois et non pas d'un destin définitif. C'est tout le contraire de la thèse du pessimisme politique. Si cette première phase a paru inévitable jusqu'à maintenant – je ne parle évidemment pas de l'avenir – les révolutions elles-mêmes sont apparues encore plus inévitables.

C'est peut-être aussi une manière de penser à l'iranienne que d'imaginer que l'avènement de chaque chose est précédé par son envers. Le douzième imam lui-même, d'ailleurs, racontent les chiites duodécimains, est précédé par Dadjal, un faux, qui se fait prendre pour lui ! Quant à l'enthousiasme, en effet, je suis d'accord avec toi, c'est difficile de le garder quand on pense ainsi. Il faut voir par ailleurs si les expériences ultérieures n'auront pas besoin, justement, d'autre chose que des seuls enthousiasmes ardents et des espoirs naïfs ?

– Ne perdons pas la chaîne. Ce que tu dis sur l'influence soviétique parait quand même assez improbable vu l'anti-soviétisme des mollahs.

– S'il est improbable, c'est surtout vu l'anti-soviétisme du peuple. (N'oublions pas non plus la tendresse persistante des américains pour l'Iran. Si je n'en parle pas, ce n'est pas par une négligence des facteurs internationaux, qui peuvent être à certains moments très influents, mais parceque notre propos est guidé par les conditions de possibilités internes). Car je crois que notre passé ne crée pas une sympathie grandissante envers les russes dans la mémoire populaire. Ce que je disais à propos du Toudeh et du risque de basculement dans le camp soviétique est plus nuancé que cela.

En fait, je pense moins à un basculement dans le camp soviétique qu'à un rapprochement avec lui à cause d'une affinité possible sur le type d'État. Cela se manifeste bien par exemple à travers la tactique du Toudeh, qui ne cherche pas une affinité idéologique avec le pouvoir en place, comme auraient voulu agir, autrefois, des partis de ce type. Ce qui se profile aujourd'hui comme type d'État (au cas où la tendance radicale et dure à l'intérieur du pouvoir l'emporte) n'est pas sans ressemblance avec les États dits socialistes. État ennemi des intellectuels, État centralisateur, État basé sur un réseau d'organes de contrôle et de surveillance. Tout comme la société qui se profile à travers ce processus. Société des masses atomisées, non solidaires, surveillées, dépendant exclusivement de l'État, que l'on veut à tout prix empêcher de réfléchir et de s'organiser, qui n'est pas loin non plus de ce qu'on essaye de réaliser en URSS et dans les pays de l'Est.

Les tendances radicales à l'intérieur de l'équipe au pouvoir, ou proches de lui, encouragées par le Toudeh, ne sont pas pro-soviétiques malgré leur anti-américanisme farouche. Mais c'est une seule conception de la révolution et de la société, une même logique de la pensée qui les rapprochent. L'élimination et la répression des « ennemis de l'Islam » ne nous font-elles pas penser à celles des « ennemis du socialisme » ? Ils auraient d'ailleurs cela en commun d'être tous deux des « agents des USA » !

Le retour à la domination américaine, par contre, doit se faire plutôt par un putsch, qui n'est peut-être pas faisable dans l'immédiat. Mais les pro-américains existent aussi à l'intérieur du pouvoir et une sorte de restauration déguisée est possible, sans pour autant passer par un travail interne et profond, comme cela est nécessaire dans l'hypothèse précédente.

En tout cas, la question de l'indépendance nationale en Iran, vrai moteur de cette révolution, est sérieusement menacée, et de plus en plus, par la coupure entre les masses iraniennes et le pouvoir étatique. Les mesures de surveillance, les fouilles systématiques dans les écoles, les maisons, les moyens de transport, les exécutions massives, outre que signe de la répression sans merci, sont aussi signe d'une résistance farouche. Se servir de tous les moyens pour faire peur montre à quel point l'État se sent faible, ne cherchant plus un soutien mais la peur pour se protéger. Il n'essaye pas de cacher ce qui se passe dans les prisons, les tortures, les morts, les viols ; au contraire, il les fait diffuser, et les utilise comme mesure de persuasion (10). On a l'impression qu'il s'isole. Deviendra-t-il ou est-il déjà devenu ce corps séparé de la société, obligé de se protéger d'elle, comme à l'époque du chah ?

– La question de la répression est quand même très préoccupante. Je me demandais pourquoi tu n'en parlais pas davantage, ou plutôt comment elle ne perturbe pas tes visées optimistes. Quand même, c'est difficile de s'empêcher de penser à cette répétition historique, à ce remplacement d'une dictature par une autre dans ces pays.

– Oui, je sais. Au despotisme oriental, à la culture despotique. Je n'arrête pas d'entendre ces mots et d'y penser justement et d'être tentée d'y croire. Je crois avoir des raisons pour résister à cette tentation. Mais d'abord, je n'ai pas de visées optimistes. Voir tous ces malheurs, en souffrir à tout moment, apprendre les exécutions, les tortures, n'encourage pas l'optimisme. Mais dire que les aspirations de ce mouvement étaient originales, nouvelles, et qu'une partie des complications vient de là, et avoir confiance dans ces nouveautés ; cela je ne le nomme pas optimisme. C'est autre chose. C'est, entre autres, faire prendre ce peuple et cette révolution au sérieux. C'est, en effet, d'un très grand sérieux.

Revenons à la question des libertés, du remplacement d'une dictature par une autre, et à la thèse de la culture despotique dans les pays dits aujourd'hui du tiers monde. Je parle de l'Iran, puisque je ne connais pas tous les autres. C'est une question fondamentale, en effet, très frustrante et difficile à aborder. Quand on voit cette répétition, on en vient au fatalisme et on se sent au bord du désespoir, de la démission. C'est en vivant tous ces états et en me heurtant à ce mur cruel, encore une fois après cette révolution, qu'une idée m'est venue.

Je remonte à la naissance de la notion de liberté dans les sociétés modernes. Je pense que c'est un moment important qui détermine la nature de cette notion. Comment la question des libertés s'est-elle posée pour la première fois ? Eh bien, elle ne s'est pas posée du tout de la même façon dans les pays occidentaux et dans les pays du tiers monde. Elle a une naissance toute différente dans les pays dominés par l'impérialisme et dans les métropoles impérialistes elles-mêmes. Je parle là des pays occidentaux où la démocratie parlementaire fonctionne.

En Iran, quand est-ce qu'on a mis en cause pour la première fois, de façon sérieuse, le despotisme du roi, et par quel biais a-t-on agi ? C'était vers la fin du XIXème siècle que les agitations ont commencé. Le sommet, c'est la glorieuse grève du tabac en 1891, attisée de loin par Djamal-ed-din Assad Abâdi, pour mettre à genoux le roi qui a fini par céder devant la pression populaire. Il a repris la concession du tabac qu'il avait accordée aux anglais. La révolution constitutionnelle de 1906 est l'aboutissement des mouvements anti-coloniaux commencés à la fin du siècle précédent.

Des despotes avaient gouverné l'Iran pendant des milliers d'années, souvent dans la « force et la gloire ». C'était à l'époque des Ghâdjârs que l'humiliation commence et que le poids des colonialismes de tous bords, anglais, russe, belge... pèse dans le pays, pour finir par réveiller le sentiment national. C'est un sentiment national tout à fait différent du nationalisme que les rois pouvaient auparavant mobiliser dans une guerre avec le voisin par exemple, ou dans une guerre expansionniste. Cette fois, c'est une revendication d'indépendance. C'est tout autre chose. Or, c'est seulement à ce moment-là que le despotisme du roi devient génant. Il est mis en cause parceque la toute-puissance du roi lui permet de faire ce qu'il veut du pays, et que lui le vend à l'étranger. Donc, c'est à partir du moment où le patriotisme du roi est mis en doute que son pouvoir absolu devient un danger pour la nation et que le besoin de sa surveillance par le peuple ou par ses représentants se fait sentir comme un besoin urgent.

La question des libertés et la lutte contre la dictature sont ainsi liées, dans leur moment d'origine, à la question de l'indépendance nationale. Combattre le despotisme est une nécessité interne à la lutte anti-coloniale ou anti-impérialiste. Il en est tout autrement quant aux pays industrialisés et à l'intérieur des métropoles impérialistes. Il faut remonter à la révolution bourgeoise et aux débuts du capitalisme, là où est née la notion de liberté de l'individu en tant que citoyen. Elle est née comme besoin de la société de façon beaucoup plus organique. Cette notion faisait partie de l'ensemble du nouveau fonctionnement social et politique. La reconnaissance de la liberté individuelle était une condition absolue de l'installation du capitalisme. Il fallait bien que l'individu soit libre pour qu'il puisse vendre sa force de travail. Nécessité interne d'un nouveau système de production et de l'ascension d'une nouvelle classe dominante, les libertés ont eu moins de mal à s'installer finalement, pour être réglées dans l'espace de l'État même et donner les régimes parlementaires occidentaux. Certes il a fallu un long combat. Mais garantir des libertés au moins jusqu'à un certain seuil restait nécessaire au fonctionnement du système capitaliste. Il fallait seulement en surveiller l'usage politique. L'État lui-même s'y est engagé.

Ce mécanisme est impensable dans les pays du tiers monde où le système capitaliste ne s'est pas développé selon un mécanisme interne à la société, mais a été imposé de l'extérieur et selon des critères étrangers à ces sociétés. Là, par contre, du fait de la résistance de la société traditionnelle à cet « invité » inattendu et envahissant, ce dont on a besoin pour l'installation du capitalisme, c'est la répression et une belle dictature. L'exemple de l'Iran est riche et complet.

On parle partout de la liberté, mais en fait, on parle de deux choses différentes. Différentes dans leur nature. Celle qui existe en Occident est plus une notion sociale et économique, tandis que celle qui a été chaque fois mise en jeu dans les grands soulèvements, en Iran, par exemple, est directement une notion politique. Ce n'est pas la même chose qui est présente ici et absente ailleurs. La comparaison et les conséquences qu'on en tire ne sont donc pas pertinentes.

La liberté dans les pays dominés est une exigence politique liée à la question de l'indépendance. C'est dans ce sens que chaque fois elle a été revendiquée et c'est pour cela même qu'à chaque fois il y a eu échec, car cette revendication se heurtait à l'autre nécessité immédiate pour la marche économique du pays, la dictature. Deux nécessités entraient en contradiction. Pourquoi la marche économique doit elle être en contradiction avec l'exigence de liberté ? Précisément parceque cette liberté est voulue pour l'empêcher. C'est tout le problème des gouvernements fantoches aux ordres de l'impérialisme, dont les plans de développement sont dictés du dehors et sont donc considérés à l'intérieur comme non nationaux. Tout s'articule ainsi pour créer la tension dont je parle. Cette exigence de liberté, n'ayant pas pour but de faciliter la pénétration du nouvel ordre économique, est à chaque fois écrasée.

Sinon, je ne pense pas qu'il y avait une grande tradition démocratique au moyen-âge, par exemple, en Europe, ou bien qu'un Louis XIII avait un goût beaucoup plus libéral que son contemporain iranien, chah Abbass Safavide.

– Pourtant on parle de la révolution constitutionnelle de 1906 comme d'une révolution bourgeoise.

– » Démocratique bourgeoise » disent d'autres, les étapistes acharnés. Je ne pense pas qu'une telle appellation convienne. Je pense même que c'est faux, bien qu'une certaine bourgeoisie ait commencé à se développer, lentement et de façon particulière, et bien qu'un parlement (madjless) se soit mis en place. D'ailleurs il n'a pas pu fonctionner longtemps, parcequ'il était censé mener le combat national. Les madjless en Iran se sont toujours transformés en chambres d'enregistrement, mais après avoir connu une période de vraie agitation et de véritable débat. On les prenaient au sérieux et ça ne marchait pas.

– Et Mossadegh, en 1951, c'est encore un mouvement national, un mouvement d'indépendance. On tente de nouveau la même chose alors ? Lui, pourtant, c'est bien une sorte de démocratie bourgeoise qu'il voulait. Que la « bourgeoisie nationale » défende l'indépendance du pays, n'est-ce-pas ? Une démocratie à l'occidentale, c'est bien ce à quoi il aspirait ? Non ?

– Bien sûr. Même dans la révolution constitutionnelle de 1906, la chambre et le type de gouvernement qu'on voulait établir étaient calqués sur le modèle occidental. Il n'y en avait pas d'autre dans le monde à essayer. Assad Abâdi lui-même disait : « il faut que nous prenions ce que les Occidentaux ont de bien – les idées de modernité, liberté, parlement pour les utiliser contre eux et regagner notre indépendance à leur égard ». Ce que j'essayais de dire c'est que justement cela ne marchait pas parcequ'il ne s'agissait pas de la même chose. Il n'y avait pas une bourgeoisie ascendante qui avait imposé son mode de production et le système politique correspondant ; il y avait une nation qui voulait lutter contre le colonialisme. Les mêmes institutions ne pouvaient pas concrétiser deux réalités différentes.

Et Mossadegh ? Bien sûr que c'était un dirigeant national, représentant une sorte de « bourgeoisie nationale virtuelle ». Il aspirait effectivement à un parlementarisme de type français par exemple, dans lequel le peuple pouvait élire ses représentants, les « vrais », qui défendraient les intérêts de la nation. C'est tout. Il agissait par des voies légales, selon les normes internationales, les voies juridiques. Mais encore une fois, on était obligé d'emprunter des formes ou des appareils nés dans d'autres conditions et de vouloir les utiliser à des fins différentes : et voilà ce vieux nationaliste, ce bourgeois ou aristocrate – comme vous voulez – qui claque la porte du madjless, en sort sur la place Bahârestan, monte sur un tabouret et crie vers la foule : « Madjless, c'est vous ! ».

Il dépassait largement son être social, c'est cela qui a fait de lui une si brillante figure dans tout le tiers monde. L'universalité de Mossadegh, à mon avis, vient de ce qu'il touchait quelque part à l'irréductibilité de la vérité de son combat.

– L'impossible du madjless le renvoyait au réel de la place publique ?

– On pourrait peut-être formuler ainsi ce que je voulais dire. De toute évidence aujourd'hui, on peut dire que quelquechose du réel se donnait dans cette impossibilité de fonctionnement du parlementarisme en Iran. Cette impasse parlait d'une vérité profonde, celle d'une différence essentielle, de nature, entre la notion de liberté telle qu'elle est née en Iran et celle née en Occident.

– 1979 était donc le bilan des deux autres tentatives d'indépendance?

– On peut dire que c'est en quelque sorte un bilan en acte, dans la mesure où les enseignements tirés des deux autres expériences y étaient en travail. Par contre il n'y avait nullement – ce qui complèterait le sens du bilan – une systématisation et une théorisation des expériences précédentes.

Bilan en acte, qui n'est pas harmonieusement développé, dans tous ces aspects. Certains sont gonflés, privilégiés, accentués. C'est, entre autres, le reflet de ces aspects qu'incarne ce qu'est devenu le phénomène de Khomeyni. « Bilan en acte » n'est peut-être pas une expression très claire. Mais moi, je vois défiler devant mes yeux les évènements passés. La première fois on a mis en cause le despotisme du roi. On a tout fait pour mettre sur pied cette assemblée nationale, « Madjless Melli » (1906). Quelle exaltation ! Des gens, des bazaris, apportaient des chaises, quand il y en avait dans leurs maisons – à l'époque il n'y en avait pas beaucoup – pour meubler le madjless. Quelle fête ! Une deuxième fois (1951) on a envoyé le représentant du peuple directement à La Haye pour défendre la cause nationale, mener la lutte anti-impérialiste. Et cette fois – 1979 – après deux échecs, au moment où l'impérialisme a pénétré jusqu'à nos os, dans nos vies, où la société dépendante galope et piétine tout, le mot d'ordre est : destruction totale ! Et surtout : adieu les règles du jeu international, adieu les voies légales ou juridiques, adieu les astuces qui consistaient à requérir les idées « positives » de l'adversaire pour les utiliser contre lui. Que l'on puise notre force dans nos différences avec l'adversaire et non pas dans nos ressemblances avec lui ! On voulait avant tout rompre, rompre avec tout le monde, ne ressembler à personne, redevenir nous-mêmes, ne ressembler qu'à nous.

Nous rappelions-nous comment nous étions ! La vraie question c'est alors : redevenir nous-mêmes ou le devenir ? Nous voulions exister à partir de nous-mêmes. C'est ce que j'ai appelé exister avant tout comme nation iranienne et rien d'autre. Et cela n'était pas une fantaisie. C'était une nécessité imposée par le désir d'indépendance. C'était ça la grande aspiration de ce mouvement, sa nouveauté et aussi l'origine de ses difficultés.

Et l'indépendance, il était acquis cette fois qu'elle demandait une politisation de tout le peuple, que se débarasser de l'impérialisme est l'affaire de chacun, que c'est en nous aussi qu'il faut changer les choses. Toute la philosophie de la vie doit se mettre en cause. Se transformer avant tout ?

Quelle aventure périlleuse ! Peut-on s'empêcher de se détester à un moment ou à un autre ? Détruire tout ? Quelle prétention ! Peut-on s'empêcher de se détruire ?

– Ne perdons pas le fil. Tu en viens donc à ce que tu disais sur ce nouveau type de lutte pour l'indépendance qui vise avant tout à trouver une forme spécifique d'existence politique. Ce qui correspond par ailleurs, et non pas par hasard, à l'époque des deux grands impérialismes. Tentative qui peut s'appeler « révolution nationale », qui, en Iran, s'est fait appeler « révolution islamique ». On est en plein dans la question des libertés ; mais dis-moi d'abord : des tentatives semblables, y en a-t-il d'autres à ton avis ? A part l'Iran ?

– Avant l'Iran non, mais après l'Iran si. Dans sa forme plus perfectionnée mais toujours incertaine, la Pologne, certainement.

– Fermons cette parenthèse pour le moment. Je parlais de la question des libertés. Elle apparait comme une pièce charnière dans une telle entreprise. Maintenant je crois pouvoir comprendre qu'elle puisse devenir en soi l'enjeu de la lutte, ou tout au moins donner cette impression.

– Oui, liberté dans son sens fort, son sens politique. Elle devient l'enjeu de la lutte parceque son absence freine le processus enclenché. Dès le lendemain de la victoire de l'insurrection, la bagarre essentielle s'est portée sur la question de la censure à la télévision, la fermeture des journaux critiques à l'égard du nouveau pouvoir, la question de l'indépendance de l'université, le port obligatoire du « hédjab », voile, pour les femmes et la manière dont les « chowra » (conseils) pouvaient être constitués dans les quartiers, les usines et les villages. Autrement dit, la première tâche du nouveau pouvoir qui essayait de s'installer était d'établir des interdictions. Interdire tout ce qui avait poussé le mouvement jusque là.

Au centre de tout débat, la liberté devient le thème central de la campagne de toute opposition (soit à l'intérieur du pouvoir soit en dehors de lui) contre la volonté hégémonique du PRI (11) et du clergé. Je pense que l'importance qu'a prise la question des libertés politiques après la révolution est significative. Elle signifie un certain lien entre cette question et l'existence autonome du peuple qui serait la base de réalisation de toute indépendance nationale.

Autres symptômes ? La seule figure acceptée de tous, la seule figure d'unité dans cette révolution était Taleghani. Il était revendiqué par tout le monde, religieux ou laïcs, khomeynistes et anti-khomeynistes, nationalistes, marxistes, autonomistes, intellectuels ou gens du peuple, hommes et femmes, ouvriers et bourgeois, modernes ou traditionalistes. Figure pluridimensionnelle, il était le symbole d'une identité islamique et nationale, de l'indépendance (il affichait cela surtout par son attachement particulier à Mossadegh). Symbole aussi de l'exigence démocratique, par son insistant appel à la tolérance et à l'ouverture d'esprit, mais aussi à des pratiques politiques du peuple (c'est lui notamment qui développe la notion de « chowra », conseil, dans ses interprétations politiques de l'Islam).

Pour certains (gauche, laïcs...) il était difficile de pouvoir se reconnaitre dans cette révolution sans passer par Taleghani. Personne ne pouvait s'en passer, pour une raison ou une autre. Aujourd'hui encore, les camps adverses se le disputent. Khomeyni lui-même, malgré lui, a été obligé de faire tout, y compris lui rendre hommage, pour le récupérer.

Figure d'unité, parceque pluridimensionnelle. Il était l'image même de cette unité qui casse. Au moment des premières grandes tensions après la révolution, il a tranché par la mort.

– Personne ne saura ce qui serait advenu de cette révolution si Khomeyni était mort, six mois après l'insurrection, à la place de Taleghani, et que celui-ci soit encore vivant ?

– Personne ne le saura jamais. Mais il faut y penser. Il faut aussi se poser cette question : Taleghani n'était-il pas une figure anticipante de ce mouvement ?

– Khomeyni n'était donc pas la figure d'unité ?

– Non, lui, unidimensionnel, il était la figure d'unanimité. Et lui, par contre, ne fait pas campagne pour la liberté. La liberté n'a aucun sens dans son idéologie, où le faghih décide pour le peuple. Il n'y a donc plus de place pour les libertés, puisque lui et son peuple ne font qu'un, et que ce « un » doit être au service de l'Islam. Il faut lutter pour l'Islam, vivre pour l'Islam, mourir pour l'Islam. On ne sait pas ce qu'est l'Islam. Il ne faut surtout pas se le demander. L'Islam devient alors ce au nom de quoi il faut démissionner. D'autres termes ont, peut-être, la même fonction dans d'autres idéologies.

– On ne sort pas alors de ce destin infâme, des chaînes des dictatures qui se succèdent, du despotisme fatal dans ces pays ? Tes explications n'ont rien changé. Où est le point d'espoir ?

– Ce que j'ai essayé d'expliquer c'est qu'il ne s'agit pas d'une répétition, de l'enchaînement de la même chose. Il ne s'agit pas, pour ce qui est du bouleversement de 1979, de la substitution d'une dictature à une autre, comme c'est très à la mode de le dire. Cette formule véhicule cette idée fausse qui est de concevoir le remplacement du régime impérial par le régime de Khomeyni comme une simple répétition de l'ancienne histoire de l'Iran. Les changements de dynastie jusqu'à l'époque des Ghâdjârs étaient dûs surtout aux rivalités entre les tribus qui se disputaient le pouvoir. Changements qui se situaient uniquement dans une logique des places.

– Peut-on dire que la pièce ne tournait qu'horizontalement ?

– Si on veut. Ensuite les deux premières tentatives, la révolution constitutionnelle et le mouvement de Mossadegh, se sont soldées par la restauration de régimes dépendants et dictatoriaux avec de nouveaux projets économiques (de modernisation). Or, bien qu'il s'agisse là de moments politiques qualitativement différents, ils n'ont pas débouché sur une réalité différente. Cependant, malgré la restauration, ou l'échec du mouvement, la société à chaque fois n'était plus la même qu'avant, rien qu'à cause de la marque qu'elle portait de ces deux moments qualitatifs. Et bien entendu, ces deux épisodes n'étaient nullement pour rien – malgré peut-être les apparences – dans la préparation du troisième. Le troisième, 1979, bouleverse tout. Rien ne sera désormais comme avant. Le champ ouvert depuis ce bouleversement est autre. La nature du régime qui s'installe, celle de la répression sans précédent, et les formes de luttes qui s'y adaptent, tout est et va être différent. Bien sûr, on compare et on dit : même dictature qu'à l'époque du chah mais plus sanguinaire, même corruption mais plus déchaînée, même crise mais plus incontrôlable. Mais je pense que ce qui est dans la continuité, ou plutôt dans l'élément de symétrie, et nous donne l'image de la répétition, c'est au niveau des dirigeants, au niveau du pouvoir. On voit les mêmes méfaits caricaturalement aggravés. La différence porte sur les formes de lutte dans l'avenir et sur le rapport de ce peuple à lui-même. L'essentiel est là. Car ce qui va être marqué par cet évènement c'est bien son sujet, le peuple, dans ses pratiques et expériences ultérieures.

Culture despotique et histoire répétée ne peuvent plus fournir les explications pour l'avenir, 1979 a été le point de rupture le plus important de l'histoire iranienne. Et, entre autres, quelquechose d'irréversible a été gagné : le peuple a eu l'expérience de sa propre capacité politique. Et, face à cette capacité, aucun pouvoir n'est invincible. Et puis il y a aussi le bilan douloureux de ce qui se passe aujourd'hui. Dans les révolutions on souffre particulièrement, comme dans une histoire d'amour, on souffre de soi-même aussi, de son impatience, sinon de ce besoin de lutter dans l'incertitude, de l'inévitabilité du pari.

Quelquechose a eu lieu et désormais le processus historique ne peut être le même parceque cette expérience a marqué à jamais notre mémoire politique. Tout sera inscrit et réinscrit par rapport à ce moment subjectif particulier. Même la mémoire de ce qui est lointain va prendre un autre sens.

– Chercher toujours ton point d'espoir m'amène à penser à cet acharnement que tu montrais pour bien nuancer l'interprétation de ce verset du Coran, pour préciser qu'il ne s'agit pas de la voie du milieu mais du peuple du milieu, éloigné des extrêmes. La distinction dont tu parles c'est bien celle du sujet et de son action ? Tu veux dire que le sujet n'est pas réductible à son action ? A son choix du moment ?

– Bien sûr que non. Il y préexiste et il y survit. Mais pour revenir sur le point d'espoir que tu cherches désespérément dans mon discours, je ne peux que laisser, une fois encore, un poème iranien me venir. Je ne peux pas le citer. Je peux raconter ce qu'avait senti le poète :

Il se voit dans un paysage étrange, rare, où il y a le soleil et il y a la lune aussi. La lumière est ambiguë, comme le temps entre chien et loup. On n'y voit pas clair. L'angoisse est maîtresse du lieu. L'angoisse, parcequ'il ne sait pas si c'est le jour qui va triompher ou la nuit qui va tomber. Le temps parait immobile, et l'angoisse est insupportable. Soudain il a une vision : le soleil à l'horizon lui fait savoir que l'aube est proche. Consolation. Mais l'angoisse ne se dissipera que quand il saura que sa vision était fausse, mais qu'il se trouve en revanche en puissance de dire :

Je n'ai point besoin de l'espérance
car quelquechose qui ressemble à la confiance
se porte garant de l'espoir.

Même la nuit la lune éclairera les sentiers
et sa lumière pâle
nous parle d'autre chose que d'elle.

 

Zahrâ Salmân

Été 1982


 
 

(NOTES)

(1) Date de migration de Mahomet à Médine (« hejrat »/hégire) où il fonde la première communauté musulmane. L'ère islamique commence avec le « hejrat » qui devient l'origine du calendrier musulman.

(2) Numérotation selon l'édition de la Pléïade.

(3) Aujourd'hui (mars 1983) je pense plutôt qu'une étape vient d'être bouclée. Des changements immédiats, qu'ils soient à l'intérieur du pouvoir ou qu'ils provoquent un changement de régime, ne seront pas inscrits dans le même mouvement. Une force émergeant du bilan de ce mouvement apparaîtra plus tard.

(4) Taghout : terme pris dans le Coran, désignant probablement des idoles. Fausse divinité. « Taghouti » (adjectif) est employé après la révolution pour désigner les riches, les occidentalisés, la classe dominante de l'époque du chah.

(5) Towhidi réfère à towhid (l'unicité de Dieu). C'est par ce terme que les idéologues islamiques désignent la société de justice (djâmé éyé towhidi) – (certains d'entre eux mettent l'accent sur l'aspect égalitaire et emploient le terme « société towhidi, sans classes »).

(6) Imâmat, substantif d'imam, le fait d'être imam.

(7) Abou Moslem Khorassani, appuyé par un mouvement iranien, est à l'origine de la chute des Bani Ommayé et de l'avènement des Abbassides, qui se présentaient comme sympathisants des chiites.

(8) L'Imam étymologiquement veut dire celui qui se tient au devant.

(9) Aujourd'hui, le Toudeh est en disgrâce. Ce fait, à lui seul, ne peut pas être considéré comme une preuve de la dégradation du rapport irano-soviétique. On a vu, par le passé, qu'il peut même être signe d'une entente ! Mais il semble que cette fois il coïncide aussi avec un refroidissement entre les deux régimes. Pour la première fois, en mai 1982, au moment de la reprise de Khorramchar, la Pravda découvre certains éléments réactionnaires à l'intérieur de l'équipe dirigeante iranienne. Par la suite la distance s'agrandit. Les soviétiques reprennent leurs ventes d'armes à l'Irak, tandis que les dirigeants iraniens ne les oublient plus dans leur énumération des satans, à chaque discours.

(10) Cette réalité a changé aujourd'hui. Non que la répression se soit atténuée, mais on essaie de la cacher. Les exécutions ne sont pas toutes annoncées. Le fait de faire circuler les informations sur les tortures et les exécutions comme moyen de persuasion était surtout vrai dans l'année qui a suivi le 20 juin 1981 (rupture totale avec l'opposition et la destitution de Banisadr). A ce moment-là, la société était encore bouillonnante. Il s'agissait pour le pouvoir d'empêcher à tout prix qu'une opposition s'organise, et de forger son appareil de répression. Aujourd'hui, les difficultés insurmontables pour gérer le pays aggravées tragiquement par la guerre, renforcent la tendance non-radicale dans le pouvoir. Et amène le gouvernement à chercher du soutien, surtout auprès de la bourgeoisie. C'est le sens de l'édit en huit points de Khomeyni en décembre 1982. Il déclare par la suite : « la révolution est terminée, l'ère de la sécurité commence ». Cependant les exécutions en masse dans les prisons ont continué dans la période qui a suivi. L'impasse dans laquelle le régime iranien se trouve et la perte du soutien populaire font aussi qu'il cherche du crédit auprès de la société internationale. Il cherche surtout à reprendre, là où elles ne sont pas encore reprises, les affaires commerciales.

(11) P.R.I., Parti de la République islamique, dont le secrétaire-général est l'Hodjatoleslam Ali Khâméné'i, président de la République.

 

(Paru sous forme de brochure en 1983)