Bibliothèque des Emeutes

La retraite du communisme


 

 

Notre maladresse à nous exprimer n'est pas l'unique raison de ce que nous soyons mal compris. Nous devons en effet affronter des habitudes de pensée entièrement étrangères à notre discours et qui, si elles entendent certains faits ou mots-clés, les rattachent à une logique qui n'est pas celle qui les produit.

Ce que nous essayons de poser actuellement est principalement le concept de finalité. Nous partons du principe fort simple que seul ce qui se finit se vérifie, que l'infini ne se vérifie pas. Il relève de la croyance, d'une sorte de mysticisme, de supposer quelque infini. L'histoire, le temps même, l'humanité, l'ensemble des nombres entiers positifs sont finis en puissance. Il reste à les finir en actes. Le but de l'humain, dans cette perspective, n'est autre que de finir l'humanité. Le communisme que défendent GCI ou Théorie Communiste est un but diamétralement opposé, puisqu'il ne se propose nullement la fin des choses, qu'il laisse dans le meilleur des cas au hasard et à l'imprévu, et qu'il nie dans le pire des cas. Le communisme est un but qui contient en effet implicitement l'éternisation millénariste de l'humanité. Cette éternisation nous paraît tout à fait contraire, non seulement à la finalité de l'espèce, mais à nos propres désirs. GCI, au moins, admet que le communisme a une fin. Mais alors, soit la fin du communisme est la fin de tout, et cette fin est donc beaucoup plus intéressante que le communisme, soit il existe un au-delà au communisme et alors le communisme devient l'étape intermédiaire à cet au-delà, comme le socialisme était censé le devenir pour le communisme, et les mêmes réserves que les communistes ont eu la logique de poser face au socialisme doivent se poser face au communisme. Dans les deux cas, où l'on admet que le communisme est fini en puissance, il n'est qu'un moyen. Comme tout moyen, il ne dépend pas essentiellement de son commencement, mais de son but et c'est donc ce but qui mérite tout l'intérêt qu'il usurpe. Et s'il n'est pas fini en puissance, s'il est donc infini, le communisme est une fixation de la pensée, toute identique à la religion. La façon de penser qui nous oppose aux communistes et au monde actuel tient principalement en ceci : nous partons du but, mais pas d'un but intermédiaire qui pourrait encore s'avérer moyen, comme le communisme, non, de la fin de la totalité elle-même, pour déterminer notre projet et les différentes activités à mener pour le réaliser.

Cette fin, il est presque tabou de l'évoquer aujourd'hui, et quand il en est question, ce n'est que sous forme de catastrophe, ce qui renforce le tabou. Au contraire, nous pensons que c'est à l'humanité de réaliser sa propre fin, et que le contenu de l'histoire n'est que cette réalisation. Le tabou fait objecter que cette fin viendra bien toute seule, peut-être même nécessairement. Nous pensons que si la fin de l'humanité vient toute seule, si l'on peut dire, c'est alors qu'elle sera une authentique catastrophe. Préparer cette fin, achever l'humanité, la vérifier, lui donner la réalité dont elle manque aujourd'hui, c'est le contraire de la catastrophe, c'est l'être humain ayant aboli la catastrophe. Ceci présuppose une connaissance que l'humanité est loin, hélas, d'avoir encore. Et le communisme est peut-être une étape intermédiaire à l'acquisition de cette connaissance, et peut-être pas. Mais quelles que soient les conditions de la réalisation de cette fin, la Bibliothèque des Emeutes essaie d'en communiquer deux qualités indispensables : la première c'est que c'est un plaisir, une jouissance, et donc que le plaisir et la jouissance se retrouvent nécessairement dans les étapes de sa réalisation ; la seconde, c'est l'urgence : car j'ai, moi, comme besoin fondamental et générique celui de vivre cette fin de la vie. J'ai donc l'ambition de le réaliser dans le temps très bref, beaucoup trop bref à certains instants, qui m'est imparti. Je sais que j'ai fort peu de chances de parvenir à cette fin, d'autant que je ne suis pas opposé à admettre que des étapes intermédiaires nécessairement plus longues que ce temps peuvent s'avérer indispensables. Car l'excellence de la pensée devra être telle qu'elle est aujourd'hui tout à fait inimaginable. Mais rien, en revanche, n'interdit de penser que ce progrès n'arrive de façon fulgurante. Les révolutions ont toujours vérifié des accélérations impensables de la pensée. Pour atteindre l'objectif qui unifie le mien en tant que particulier et celui de l'humanité en général, une révolution est indispensable. La rupture avec l'organisation de l'humanité aujourd'hui est primordiale pour poser sa fin, consciente et voulue, comme un accomplissement, et non comme un regret. Cette rupture est en même temps une rupture avec la pensée positiviste, humaniste, naturaliste et matérialiste. Contrairement à tous les systèmes de pensée issus de la défaite de la révolution française, nous ne pensons pas que l'humanité soit une petite partie de la grande nature, mais plutôt que la nature est une des formes de la représentation de la pensée. Enfin vous dites que le but poursuivi par le mouvement communiste est l'épanouissement, le bonheur et le plaisir pour l'ensemble des membres de la communauté humaine. Rappelons au passage cette vieille analogie éculée un peu oubliée au temps où l'effondrement du stalinisme interdit de relier le communisme à d'autres crapuleries de la pensée qui cherchent à se renforcer de cette chute, que le christianisme ne se distingue en rien de cette volonté de félicité. Mais, pour notre part, nous ne pensons pas ces concepts possibles dans leur calme et paisible infinitude ; au contraire, épanouissement, bonheur et plaisir ne sont pour nous réunis que dans le plus bref des instants, l'instant terminal.

Vous voyez donc que c'est en partant de la fin que nous répondons aux différentes interrogations que pose le ici et maintenant, et non pas, comme le fait la pensée dominante, du libéralisme le plus sauvage au communisme le plus honnête, qui déduit la fin d'un cheminement aléatoire et successif. Dans cette linéarité déductive, le besoin est le moteur. A la lecture de votre lettre, nous sommes effarés d'être aussi mal compris sur cette problématique du besoin. C'est là que nous affrontons centralement des plis de pensée que notre société a transformés en évidences depuis l'enfance ; c'est là que la cohérence de la théorie de la BE est généralement oubliée par ses lecteurs qui, sur un sujet qui leur paraît si trivial, rejettent soudain nos opinions comme étranges, et ne les considèrent plus comme logiques dans l'ensemble de ce que nous disons, mais se contentent de réaliser des greffes de détails de notre pensée sur leurs propres convictions antérieures.

Qu'est-ce que le besoin ? C'est ce qui est nécessaire à l'existence. Vous listez quatorze besoins, dont manger et aimer. On ne peut pas exister sans manger. Mais même des infirmières peuvent exister sans aimer, qui n'en a pas rencontré ? Aimer n'est nécessaire qu'à ceux qui aiment. Maintenant on peut évidemment décider qu'aimer est un besoin de l'existence en général. Cette équation entre besoin et amour méritera d'être discutée, sans aucun doute, le jour où existera ne serait-ce que l'embryon d'une théorie de l'amour (Platon, Stendhal, Breton ne font pas l'affaire). La conception large du besoin peut également s'appliquer à la finalité, comme je l'ai fait plus haut : l'humain tend vers sa fin, la fin de l'humain est un besoin de l'humain. Là, pourtant, le besoin semble mieux établi que pour l'amour : pour exister, l'humain a besoin de finir. Plus par sa nouveauté que par son absence de vérification, cette conception du besoin est discutable, il est même urgent de la discuter. Nous l'écartons donc, provisoirement, de ce différend sur le besoin, car, comme ont tendance à le faire GCI ou les écoles d'infirmières, nous éviterons d'élever au rang de besoin tout ce qui nous paraît essentiel. Le besoin, tel que nous l'entendons, est donc ce qui est nécessaire à la survie chez tous les animaux. Nous ne discutons en rien l'animalité de l'humain. Seulement, au contraire de ceux qui voudraient faire de l'humanité une petite partie de la grande nature, nous fondons nos choix non sur l'animalité de l'humain mais sur son humanité. C'est en ce sens que nous critiquons une société organisée autour du besoin, c'est-à-dire autour de la survie commune à tous les animaux. Nous préconisons une société construite autour de la vie, c'est-à-dire ce qui distingue l'humain de l'animal : sa capacité à mener un débat sur sa propre réalisation, sur sa propre fin. Nous ne nions absolument pas qu'il faille manger pour atteindre ce but. Nous nions uniquement qu'il faille s'organiser autour de la nourriture, comme c'est le cas aujourd'hui et comme ce serait le cas dans le communisme, pour l'atteindre. Lorsque je rencontre quelqu'un, il me faut du carburant pour y aller, mais le carburant est tout à fait accessoire. Si j'organisais ma vie autour du carburant, si mes rencontres dépendaient du carburant, et non l'inverse, elles seraient encore plus misérables qu'elles ne le sont, parce qu'elles ajouteraient à la difficulté actuelle de la rencontre l'absurde de mettre la charrue devant les bœufs, de s'organiser autour du moyen au lieu de s'organiser autour du but. En d'autres termes, nous plaidons pour une humanité qui prenne des risques avec son estomac et sa sécurité, mais qui reporte toute son attention sur son objectif. Parce que, une erreur sur la fin de l'humanité, comme elle est commise aujourd'hui à tous les instants, est une erreur autrement tragique que de mourir de faim ou d'un tremblement de terre. Il est d'ailleurs facile de constater que, sous prétexte d'assurer la survie, l'humanité prend des risques délirants, car inconscients, et qu'elle n'en parvient pas davantage à assurer la survie. Le projet du communisme serait la satisfaction des besoins ? Une fois de plus, nous ne pensons pas que cette satisfaction soit possible séparément du but de l'espèce, ni même souhaitable en elle-même. Cette pseudo-abondance nous paraît un des rêves les plus caractéristiques de cette « petite bourgeoisie » du XIXe siècle, dont les héritiers sont aujourd'hui partout au pouvoir, parce qu'ils ont réussi à convaincre leurs ennemis d'alors, ouvriers et autres gueux, de la prééminence de cet objectif si proche et hors d'atteinte, comme une saucisse sur un mât de cocagne huilé à la sortie d'une beuverie générale.

C'est pourquoi la BE peut se dire en désaccord complet avec 'le Capital', de Marx. Non que nous ayons à redire sur le fétichisme de l'argent, la circulation de la marchandise, ou l'analyse des différents modes d'exploitation et d'accumulation, mais c'est l'ensemble avec lequel nous ne nous accordons pas. Comme l'a fait justement remarquer Voyer, Marx ne critique pas l'économie politique, mais s'oppose au parti qui la gère ; Marx ne s'oppose qu'à une économie politique, à laquelle il oppose en projet une autre ; et de la sorte, Marx renforce l'économie politique, devient le théoricien d'un monde non plus géré par les gestionnaires séculaires que représente collectivement la bourgeoisie, mais d'un monde géré collectivement par les pauvres qui travaillent, les ouvriers. Mais nous, pour qui la gestion doit devenir une activité secondaire et subordonnée de l'activité humaine, comme la cuisine est généralement un lieu secondaire et subordonné de la maison, nous voyons essentiellement dans 'le Capital' l'affirmation de la gestion, de la cuisine, comme l'essentiel. Lorsque le débat sur l'humanité, c'est-à-dire sur sa fin, sera posé, qu'importe comment sera organisée la corvée de l'approvisionnement. Alors que dans 'le Capital', la corvée de l'approvisionnement devient source de toute richesse, devient tout débat posé, et le point de vue de Marx qui divise les camps autour de ce débat a même pour effet d'interdire tout autre débat. Il en va toujours ainsi lorsqu'un faux débat ou lorsqu'une question d'intendance deviennent dominants ; et c'est sous les ongles et les invectives des valets que la vision d'ensemble est perdue, que la cuisine devient le lieu où l'on tire le couteau, où l'on devient Nègre et Blanc, Croate et Serbe, communiste et social-démocrate, blanc bonnet et bonnet blanc.

Ainsi, considérer l'économie dans la perspective de la valeur telle que Marx la conceptualise correspond à une vision économiste de l'économie. D'abord nous considérons la valeur non pas comme ce qui transforme toute chose en marchandise mais comme ce qui transforme toute chose en idée de l'échange, en accord sur ce point avec la théorie de Voyer. Insensiblement, à partir de Marx, le concept de valeur devient une réalité matérielle, et à ce titre commence une sorte de fétichisme de la valeur qu'on observe couramment chez tous les communistes. Or la valeur, certes puissante et agissante, n'en demeure pas moins une pensée, tout à fait dépourvue de tout ce qu'on peut signifier par le concept de matérialité. Si l'on pouvait parler de « valorisation », ce serait l'ensemble des idées de l'échange, c'est-à-dire le mouvement de la transformation réciproque des choses par la pensée, une idéologie active, une propagande de gestionnaires. L'économie de la sorte n'est ainsi un phénomène pratique, réel en lui-même, qu'en tant que police des idées, une diversion biséculaire qui a érigé une vision du monde telle que les pauvres sont sommés de prendre parti pour l'un ou l'autre de ses camps, celui de Marx et celui que critique Marx, comme, à une époque à peine antérieure, le christianisme les sommait de prendre position pour le catholicisme ou le protestantisme. Depuis deux cents ans la dispute tourne autour de la production, de la distribution, de la consommation. C'est, comme de savoir si la divinité est incréée ou si la transsubstantiation est un problème de foi ou de raison, un véritable faux problème qui arrête l'espèce dans la recherche de sa réalisation. Vous parlez de '1984'. L'économie est la religion du monde de '1984', donc du nôtre. Le roman d'Orwell, objecterez-vous, est justement exempt de religion ? Mais oui, c'est sa faiblesse : si Orwell ne parle jamais de la religion de 1984, c'est parce qu'il y croit ! Et il y croit à la manière de GCI quand GCI est sincère, ou de nos autres ennemis gestionnaires quand ils sont persuadés de ne pas mentir : les rapports de production, de gestion, les pénuries et leurs cortèges de désastres sont à ce point inéluctables qu'ils ne forment plus qu'un décor apocalyptique dont la simple réalité n'est même plus discutée, aussi peu chez Orwell que chez GCI ou Balladur.

Si la révolte moderne ne déchire pas encore l'illusion métaphysique, elle seule peut le faire. Elle seule est le négatif, et ce que la Bibliothèque des Emeutes y observe est d'abord son actuelle liberté de toute cause positive, le communisme bien évidemment inclus. Le danger existe certainement que nous fassions dire aux événements ce que nous voudrions bien qu'ils disent enfin. Mais la révolte moderne est tellement embryonnaire qu'elle ne dit pas grand-chose, sauf « table rase de tout ce qui est dit, table rase de tout ce qui est ». Sa liberté est sa faiblesse, sa faiblesse est sa liberté. Il n'est donc guère facile de lui faire tenir un discours, tant elle en est à la première onomatopée. Mais cette première onomatopée n'est pas en contradiction de notre discours, alors que ce peu l'est déjà du communisme. La révolte moderne, telle que nous l'observons actuellement, est une potentialité ; c'est la seule étincelle qui peut, mais ne doit pas nécessairement, contenir notre projet, seul ce qui en sera fait le prouvera. Ce qui s'oppose encore à notre possibilité de manipulation des événements, c'est que, contrairement aux organisations communistes, nous n'entendons pas diriger la lutte. En effet nous pensons que le débat qui doit en sortir doit d'abord manifester dans son organisation la critique de la hiérarchie, et accepter en préalable que la proposition la plus singulière même soit honorée d'une réfutation. Si nous sommes assez méprisants des routiniers de la théorie, quelle qu'elle soit, nous sommes d'autant plus humbles devant les révoltés réels, dont nous attendons le tracé de la suite, tracé pour lequel nous n'avons pour l'instant pas de préférence. Mais ce tracé est irréversible. Nous sommes donc très attentifs à ce que disent les événements, et nous attendons même qu'ils nous contredisent. Enfin, contrairement à Orwell, nous ne sommes pas opposés à la retouche rétrospective d'événements. Au contraire, nous pensons que considérer un événement de la même façon le jour même et un siècle plus tard tiendrait de l'incapacité à produire son origine, qui le nie. Orwell est horrifié par la retouche policière du passé. Mais dans cette retouche policière, ce n'est pas la retouche qui horrifie, mais son caractère policier. Le changement d'un événement, après qu'il a eu lieu, fait partie de cet événement. Marx et Engels encore davantage ont eu tout à fait raison de vouloir reconstruire l'ensemble et le détail du passé selon leur théorie de leur monde. Ainsi ont-ils tenté de corriger toute l'histoire en histoire économique et, même en critiquant leur théorie, on ne peut que saluer la logique qui leur a fait vouloir confronter les événements, présents et passés, à leurs conceptions. Si la Bibliothèque des Emeutes en avait le temps, elle en ferait de même.

Elle n'en serait pas moins embarrassée pour définir la spontanéité, qu'elle applaudit pourtant dans les émeutes. Disons que s'il existe probablement une organisation inconsciente des personnes qui se réunissent dans ces événements, il ne s'y voit jamais de concertation commune à tous et préméditée. Les émeutiers modernes ne sont ni médiatisés par des chefs ni encadrés par des spécialistes. Ils n'ont pas défini de but, ce qui justement les permet tous, et aussi, les interdit presque tous. Et ils ne se connaissent pas tous entre eux, se rencontrent donc dans une occurrence violente et illégale. L'immédiateté négative, souvent destructive, est l'étincelle de cette friction. Ce qui précède pourrait passer pour une définition de la spontanéité relative, étant admis qu'il n'en existe pas d'absolue. La caractéristique qu'il nous intéresse de relever dans cette spontanéité nuancée, c'est qu'elle n'est pas essentiellement réactive, mais d'abord offensive. Il ne nous intéresse pas d'entamer un débat sur l'étroite interpénétration de défensive et offensive. Nous ne contredirions pas, en cela, l'analyse de Clausewitz. Mais nous continuons de penser que ce qui manque au parti de la révolte c'est de connaître son ampleur, c'est de prendre confiance en son ubiquité et en la grandeur de ses perspectives. C'est pourquoi nous ne présentons que des gestes offensifs. Non pas que nous ignorions que la défensive est un moment dialectique de l'offensive, et à ce titre, pratiquée par tous ceux qui s'affrontent, à titre collectif ou individuel. Mais, dans le choix et l'affirmation de notre but, ce n'est pas elle qui a aujourd'hui besoin de publicité. La BE n'est pas, comme les organisations « centralisées », un tout organique construit sur la justification permanente de l'ensemble de son activité, aussi bien de ses hardiesses que de son autodéfense. La BE est une unité beaucoup plus mobile et éphémère, qui ne traverse pas autrement la publicité qu'avec la goupille à la bouche. Lorsque l'époque nécessitera une autre attitude, soit la BE explosera, soit l'offensive contre ce monde, qu'elle a fait le choix stratégique de promouvoir uniquement, aura absorbé ses lumières.

Nous en arrivons ainsi au paradoxe le plus sensible : pourquoi les gens ne se révoltent pas ? Je reconnais que je n'en sais rien. Mais peut-être faut-il relativiser le concept de révolte, comme celui de spontanéité. En effet, personne n'a l'impression de ne jamais se révolter, et en même temps chacun sait bien que notre époque est une pénurie de révoltes. Par ailleurs, en révélant le grand nombre de révoltes dans le monde, la BE tend à montrer que, contrairement à ce qu'eux-mêmes pensent, les gens se révoltent. La question serait donc plutôt : pourquoi les gens ne se révoltent pas davantage ? Il conviendrait pour répondre à cette question, d'abord de diviser les gens selon leurs buts ; ensuite de considérer que, même spontanée, la révolte est une affaire de la pensée, là encore du but. Une réponse plus précise et plus détaillée devrait être fournie assez logiquement par une nouvelle théorie de l'aliénation, qui devient vraiment nécessaire, et où l'on verrait notamment exposé le caillot de pensée qui empêche la pensée.

Quant aux mots, nous n'avons pas face à ces unités mouvantes de la médiation une attitude principielle. Le sens des mots change, et il semble aujourd'hui que l'autorité de leur définition n'existe plus en tant qu'unité de leur emploi, en tout cas pour les concepts. Contrairement aux salariés, c'est leur emploi qui les fait. Aussi pour certains, dont la dévaluation a englouti la vérité, nous les abandonnons à nos ennemis ; pour d'autres, ceux qui ont déterminé nos choix, nous les honorons toujours d'un respect qu'ils ont perdu dans la communication dominante du monde marchand, par exemple révolution, amour. Démocratie, dont l'origine est « pouvoir au peuple », et quoique nous tenions en grande suspicion le concept de peuple, revêt pour nous un sens précis, qui n'est pas celui de l'Etat qui nous gouverne, au grand scandale de GCI, qui voudrait apparemment que ne soit reconnu que ce sens dominant. La démocratie est un mode de fonctionnement d'une organisation qui stipule l'élection et la révocation, à tout moment, de ceux qu'elle délègue. Ce mode de fonctionnement est le nôtre, et nous sommes donc partisans de la démocratie, contrairement à l'Etat qui nous gouverne qui stipule bien l'élection, mais pas à tout moment, et pas la révocation, de ses délégués. Pour anarchie, nous l'employons dans un sens très proche du sens dominant, où il est synonyme de désordre pur et simple. Sauf que, dans le sens dominant, ce désordre est toujours un malheur, alors que dans le sens de la BE, c'est toujours un moment joyeux. Ce sens d'anarchie est certainement fortement sujet à caution, mais il est intéressant de le présenter parce qu'il révèle une autre façon que nous admettons dans l'usage des mots : l'usage subjectif, pour se faire plaisir, pour rire. Et je ne pense pas que lorsque nous employons le mot anarchie, par exemple, l'on puisse se méprendre sur le sens que nous lui donnons, à moins d'être un triste militant « anarchiste ». D'une manière générale, nous pensons que, dans un monde où tous les projets conscients sont tellement en porte-à-faux au vécu, toutes les conceptions, et leurs charpentes sémantiques, sont à rediscuter. La BE est elle-même une expression de cette nécessité de débat de fond, et en cela, pensons-nous, uniquement l'avant-coureur d'une vague de questionnements qui devrait gagner l'ensemble de cette société, y compris ceux qui veulent la conserver, et qui vont bientôt être pressés de lui formuler un projet.

C'est pourquoi vous n'avez pas raison de penser que la BE et GCI auraient mieux fait d'associer leurs forces. D'abord, GCI ne voulait rien de tel : bien trop attachée à des bases théoriques implicites et indiscutables, cette organisation n'était pas intéressée à un débat de fond qui menaçait ces bases, contrairement à certains de ses membres, mais correspondait avec nous pour récupérer ces membres, et pour des considérations tactiques par rapport à d'autres secteurs de sa clientèle. Ensuite, la force de la BE est justement de critiquer tout conservatisme dans le débat : « Le négatif est notre force de frappe. » Si nous avons poursuivi, si en profondeur, un débat de fond avec GCI, plutôt que d'examiner d'emblée des modalités d'alliance, c'est parce que nous n'étions pas a priori convaincus, comme vous semblez l'être, qu'une organisation ayant un but aussi critiquable et aussi éloigné du nôtre soit du même côté que nous de la barricade. Depuis, nous avons constaté que c'est non. Pour le simplifier d'une manière un peu choquante : les communistes (ceux de GCI ne sont pas les seuls avec qui nous avons dû rompre récemment), les staliniens et les sociaux-démocrates sont dans le même camp en face du nôtre. Si l'on est contre ce monde, et notamment pour sa fin, il faut penser avec ses tripes aussi, comme les émeutiers modernes le vérifient à chacune de leurs colères. C'est justement ce dont les résignés de GCI et TC, prudents tacticiens et apprentis gestionnaires sans imagination ni gaieté, qui voudraient bien encadrer nos alliés potentiels, sont incapables.

Pour la BE,

Chrétien Franque.

(Extrait du Bulletin n°7 de la Bibliothèque des Emeutes, extrait de correspondance, 1993)